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Commentaires sur Virgile

Introduction

L’œuvre virgilienne a fait couler beaucoup d’encre au fil des siècles. De nos jours, Virgile est considéré comme un grand poète maniant le verbe avec dextérité ; son rôle était, nous assure-t-on, de divertir ses contemporains et les générations suivantes avec des scènes pastorales, mythologiques et épiques. C’est ainsi qu’en général, les commentateurs modernes se concentrent surtout sur l’influence que la vie de Virgile et son environnement politique ont eue sur ses écrits.

Durant le Moyen Âge, on interprétait son œuvre selon l’exégèse chrétienne : Virgile était considéré comme un prophète inspiré par une Muse divine et sa « connaissance des dieux »[1] était, selon l’opinion commune, plus qu’une figure de style. Ce « dieu tout près d’être un ange »[2] parlait, croyait-on, pour instruire ses lecteurs du fondement de leur religion. Moins attirés par les détails chronologiques ou biographiques, les auteurs essayaient de retrouver dans ses vers une réalité divine.

Il est intéressant d’étudier ces deux approches différentes, ne fût-ce que pour se rendre compte à quel point l’opinion générale varie au fil du temps. Bien que les deux doctrines aient parfois l’air de se contredire, sachons que depuis Origène (185-254) et durant tout le Moyen Âge et la Renaissance, le christianisme s’appuie sur quatre sens pour interpréter l’Écriture : historique, mystique, anagogique et allégorique. Un même texte pourrait donc contenir plusieurs réalités qui cohabitent.

La tradition hébraïque va dans le même sens ; quatre sens seraient reliés au secret : Pschat, le sens simple, Remez, l’allusion, Derash, l’explication, et Sod, le secret. L’acrostiche de ces termes forme le mot PRDS, Pardès, qui veut dire « Paradis »[3]. Les rabbins expliquent donc que ces quatre sens sont comme des marches qui mènent au Paradis. Peut-être les différentes interprétations de Virgile sont-elles moins contradictoires qu’elles n’y paraissent ?

Le personnage de Virgile et chacun de ses trois poèmes seront ici présentés. Pour éviter un travail trop long, seules les première et quatrième Bucoliques seront analysées selon les deux écoles, et le premier chant de l’Énéide sera commenté plus brièvement.

Nous recommandons au lecteur de relire et d’avoir sous les yeux les textes commentés.

Biographie

Publius Vergilius Maro est né en octobre 70 a.C.n. à Andes, un petit village près de Mantoue surnommé aujourd’hui « Vergilio ». Sa mère, Polla Magio, était fille d’un riche marchand. Son père, Vergilius Maro, dont on ignore le praenomen, était un petit propriétaire terrien vivant de l’agriculture, de l’élevage et de l’apiculture.

Publius étudie les lettres, la philosophie, le droit, la médecine et les mathématiques. Il commence son apprentissage à Crémone, le poursuit à Milan et à Rome avant de prendre des cours de rhétorique et de philosophie grecque avec des précepteurs renommés de Naples, ville empreinte de culture grecque à l’époque. Il se lie d’amitié avec Horace qui ira jusqu’à dire que le poète est la moitié de son âme, « animae dimidium meae ».

La guerre civile aurait marqué la famille du poète ; en effet, la bataille de Philippes en 42 a.C.n. voit, au cours de deux affrontements successifs, Octave et Antoine vaincre les Républicains Brutus et Cassius dans la plaine à l'ouest de Philippes, en Macédoine orientale. Octave récompense ses légions en leur offrant des terres en Gaule cisalpine (la Lombardie actuelle) et les paysans de la région sont donc massivement dépossédés. Dans la foulée, les biens du père de Virgile auraient été confisqués.

Les Bucoliques sont rédigées entre 42 et 39 a.C.n.. Viennent ensuite des Géorgiques, en 29 a.C.n., et pour finir l’Énéide. À la fin d’un voyage de trois ans en Asie mineure et en Grèce en vue d’obtenir des informations essentielles à la rédaction de sa dernière œuvre, Virgile contracte une grave insolation qui lui sera fatale. Le bateau quitte Mégare en Grèce pour rentrer à Brindes dans les Pouilles. Alors qu’il sent sa dernière heure arriver, le poète ordonne que l’on brûle l’Énéide inachevée. L’empereur Auguste refuse cette dernière volonté et ordonne malgré tout sa publication.

Virgile est incinéré à Brindes en 19 a.C.n. et, selon sa volonté, ses cendres sont transportées à Pouzzoles, une petite ville côtière tout près de Naples. Là, dans une crypte, une grande ruine porte une épitaphe en distique que Virgile a rédigée dans ses derniers instants : « Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc Parthenope[4]. Cecini pascua, rura, duces. (Mantoue m’a engendré, les Calabrais m’en ont enlevé, maintenant me garde Parthénope. J’ai chanté les prairies, les champs, les chefs.) »

Les Bucoliques

Les Bucoliques (ou Églogues) sont un recueil de dix poèmes en hexamètres dactyliques qui s’articulent en courts dialogues entre bergers.

La première Bucolique

Présentation

La première Bucolique commence par un dialogue entre Mélibée et Tityre. Le premier, avec ses chèvres, doit en toute hâte quitter ses terres envahies par la soldatesque. Étonné de voir le second jouer de la flûte au pied d’un arbre et entouré de ses vaches, il l’interroge sur sa tranquillité. Tityre lui explique qu’à Rome, un jeune homme l’a rassuré sur son avenir et que c’est l’origine de sa béatitude. La belle Amaryllis n’est pas non plus étrangère à son heureux sort, mais son rôle n’est pas décrit avec exactitude. Mélibée, envieux de ce bonheur, se plaint de sa propre infortune. À la tombée de la nuit, il quitte son interlocuteur.

Interprétation historique

Selon les commentaires actuels, le poète s’est inspiré de sa propre expérience : d’abord dépossédé de ses terres par les légions octaviennes, violentes au point que Virgile y laissa presque la vie, il se rendit à Rome pour plaider avec succès, devant le futur empereur, sa propre cause et celle de plusieurs compatriotes dépossédés également ; celui-ci leur restitua avec bienveillance les terres perdues.

Dans cette optique, Tityre représente Virgile ; Mélibée incarne quant à lui les habitants de la région au sort moins heureux que celui du plaideur. Rome est citée nominalement à deux reprises dans le poème[5] ; la ville de Mantoue serait désignée par les mots « celle-ci, la nôtre » (huic nostrae) et « ville ingrate » (ingratae urbi)[6]. Le « jeune » (iuvenem)[7] serait Octavien, âgé de vingt-trois ans à l’époque. Tout le poème ferait l’éloge du futur Auguste, adulé comme un « dieu » (deus)[8].

Dans cette optique, certains détails s’avèrent problématiques : Virgile, ici appelé « vieillard » (senex)[9], comptait à l’époque une trentaine d’années ; les Mantouans auraient été exilés en Afrique, Scythie et Bretagne[10] ; l’identité et le rôle d’Amaryllis, une supposée bergère, restent mystérieux.

Interprétation allégorique

Le poème virgilien parle d’un deus, d’un dieu « jeune » (iuvenis), illustre, pastoral, musicien, oraculaire, à qui l’on sacrifie sur des autels, célébré douze fois dans l’année, siégeant dans le cœur du fidèle : tous ces traits sont propres à Apollon dont Auguste, certes, se prétendait l’image. À la « connaissance des dieux » (cognoscere divos) déjà mentionnée, le poème ajoute l’idée de les « invoquer » (deos vocares). Désormais « fortuné » (fortunate) grâce à leur protection, Tityre peut « méditer la muse » (musam meditaris). Quant à Mélibée et aux autres « malheureux » (miseros), ils sont victimes des « impies » (impiis) et de leur propre incapacité à interpréter correctement les oracles célestes qui, souvent, avaient annoncé ce « malheur » (malum).

Il est très curieux de constater que dans cette première Bucolique, il n’y a pas moins de vingt-et-un pronoms, adjectifs et adverbes apparentés au mot hic, « ici », ce qui est presque autant que dans les neuf autres Bucoliques réunies. Le poète insiste encore sur cette proximité au moyen de la tournure nec alibi, « et pas ailleurs ». La plupart de ces termes ne posent aucun problème de sens. Prenons par exemple le vers six, où Tityre dit : « O Meliboe, deus nobis haec otia fecit (Ô Mélibée, c’est Dieu qui pour nous a fait ces (haec) loisirs) ». Il jouit des loisirs “ici”, à l’endroit même où il se trouve. Citons encore le vers septante-neuf, vers la fin du poème : « Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem (Ici (hic) cependant, cette (hanc) nuit, tu aurais pu te reposer avec moi) ». Il s’agit de l’endroit où Mélibée et Tityre se parlent, et de la nuit qui y tombe à l’instant “présent”.

Mais on remarque que trois termes sont employés d’une manière très étrange :

1) Au vers vingt-quatre, Tityre dit à propos de Rome : « Verum haec tantum alias inter caput extulit urbes (Mais la vérité est que celle-ci (haec) a élevé la tête parmi les villes autres) ».

2) et 3) Aux vers 42 et 44, Tityre décrit ce qu’il a vécu à Rome : « Hic illum vidi juvenem, Meliboee […] Hic mihi responsum primus dedit ille petenti (C’est ici (hic) que j’ai vu ce jeune dieu, Mélibée... C’est ici (hic) qu’il a le premier donné une réponse à ma question) ».

Grammaticalement, les mots apparentés à hic ne peuvent désigner un endroit situé loin du lieu où se trouve le locuteur. Le raisonnement de Servius[11] est donc le suivant : c’est « ici », à l’endroit où les bergers parlent, que Tityre a rencontré le dieu ; c’est « ici » que se situe la Rome dont il parle.

Cette Rome désignerait une toute autre réalité que la capitale géographique de l’Empire Romain. Reprenons le poème virgilien : « Urbem quam dicunt Romam, Meliboee, putavi stultus ego huic nostrae similem, quo saepe solemus pastores ovium teneros depellere fetus. Sic canibus catulos similes, sic matribus haedos noram, sic parvis componere magna solebam. Verum haec tantum alias inter caput extulit urbes, quantum lenta solent inter viburna cupressi (La ville qu’on appelle Rome, j’ai cru dans ma sottise, Mélibée, qu’elle était semblable à celle-ci, la nôtre, où nous avons l’habitude, nous autres bergers, de souvent conduire les tendres agneaux. C’est ainsi que je connaissais les chiots semblables aux chiennes ; ainsi, les chevreaux à leurs mères ; ainsi avais-je l’habitude de comparer de grandes choses à des petites. Mais la vérité est que celle-ci a élevé la tête parmi les villes autres, autant que les cyprès ont l’habitude de le faire parmi les viornes flexibles) ».[12]

Voici comment Maurus Servius Honoratus, célèbre grammairien païen de la fin du IVème siècle, commente ce passage : « Il veut dire que la ville de Rome diffère des autres cités, non seulement par la taille, mais aussi par le genre (genere) ; que celle où il a vu le dieu César est comme l’autre monde (alterum mundum), ou comme un ciel (quoddam caelum). Car celui qui compare un chiot à une chienne ou un chevreau à une chèvre, fait une différence de taille, non de genre, tandis que celui qui dit le lion plus grand que le chien, fait une différence à la fois de genre et de taille, comme le fait ici Tityre au sujet de la ville de Rome : “Je croyais jadis, dit-il, qu’il fallait comparer Rome à d’autres cités, de la manière dont on compare habituellement un chevreau à une chèvre ; car bien qu’elle fût plus grande, je l’imaginais comme une cité. Aujourd’hui, au contraire, je sais par expérience qu’elle en est éloignée même en genre ; car elle est le siège des dieux (sedes deorum). »

Cette exégèse rend compte de plusieurs tournures particulières :

 – « Verum haec tantum alias inter caput extulit urbes (Celle-ci a élevé la tête parmi les villes autres) » : le texte ne dit pas ceteras inter urbes, « parmi les autres villes », mais parle de villes « autres », c’est-à-dire différentes en genre ou nature.

– « Urbem quam dicunt Romam (La ville qu’on appelle Rome/ La Rome qu’on dit une ville) » : le texte ne dit pas simplement urbem Romam, « la ville de Rome », voire Romam tout court, mais compare la ville « qu’on dit » ou prétend être Rome, à celle qui l’est réellement.

Tant que Tityre était au service de Galatée, ou de la ville ingrate, « non unquam gravis aere domum mihi dextra redibat (jamais, dit-il, je ne rentrais chez moi la main droite lourde d’argent) »[13]. On peut comprendre, bien sûr, que le « jamais » (non umquam) se rapporte aux seuls mots « gravis aere (lourde d’argent) » ; mais on peut aussi comprendre que, de manière générale, « non umquam domum redibat (jamais je ne rentrais chez moi) », précisément parce que « Galatea tenebat (Galatée me retenait) ».

Le « chez moi » de Tityre est Amaryllis-Rome[14], dont il était jadis éloigné, comme le confirment les vers qui vont suivre, adressés à Amaryllis même. Voici, en effet, comment Mélibée réagit aux souvenirs malheureux que Tityre vient d’évoquer : « Mirabar quid maesta deos, Amarylli, vocares, cui pendere sua patereris in arbore poma : Tityrus hinc aberat. Ipsae te, Tityre, pinus, ipsi te fontes, ipsa haec arbusta vocabant (Je me demandais avec étonnement pourquoi, avec tristesse, tu invoquais les dieux, Amaryllis, et pour qui tu laissais pendre les fruits à leur arbre : Tityre était loin d’ici ! Ici, les pins eux-mêmes, Tityre, t’appelaient, les sources elles-mêmes aussi, les arbustes eux-mêmes également) »[15]. Ces vers ne feraient pas allusion à un supposé voyage ayant conduit Tityre à la ville lointaine de Rome ; il s’agirait d’une situation en quelque sorte inverse : la tristesse d’Amaryllis s’expliquerait par le fait que jadis, esclave de Galatée-Mantoue, « Tityrus hinc aberat (Tityre était éloigné d’ici) », c’est-à-dire d’Amaryllis-Rome. Selon Servius, les « pins », les « sources » et les « arbustes », situés « ici » (haec), incarnent Rome et ses habitants les plus précieux : « Les ‘pins’ représentent Rome ; les ‘sources’, les sénateurs ; les ‘arbustes’, les arbres à fruits, c’est-à-dire les hommes d’école. »[16]

Ainsi, le poème est d’un bout à l’autre parfaitement ambigu : selon un sens plus historique, Tityre se trouverait “ici”, esclave à Mantoue, et serait parti loin, à Rome, pour y rencontrer le dieu ; mais conformément à ce qu’a expliqué Servius, il servait au contraire loin d’“ici”, puis appelé par Rome-Amaryllis, il rentra “chez lui” (domum), “ici”, pour y trouver le dieu. Ce sens correspond à ce qu’on peut lire ailleurs chez Virgile, dans l’Énéide, où le poète écrit au sujet de Rome : « C’est ici ma maison (hic domus), c’est ici (haec) ma patrie. » Et aussi : « C’est ici (hic) mon amour, c’est ici (haec) ma patrie. » Ou encore : « Rome n’est pas loin d’ici (nec procul hinc Romam) »[17].

Voyons maintenant comment Servius envisage la mystérieuse Amaryllis : si Tityre peut être considéré comme le myste (mustès en grec) ou l’initié à qui il a été donné « d’acquérir la connaissance des dieux », Amaryllis, qui « invoquait les dieux », sera son « accompagnatrice dans les mystères » (summustès). Assimilée à Rome, elle serait en quelque sorte le lieu que Tityre doit trouver afin d’y rencontrer le dieu : « On se demande pourquoi Tityre, interrogé sur César, donne une description de Rome. [...] La raison en est qu’un contenu n’est jamais sans la chose qui le contient, et que personne ne peut être sans lieu. Par conséquent, interrogé sur César, il jugea indispensable de décrire le lieu où il l’avait vu. »[18]

L’idée qu’Amaryllis soit le lieu du dieu correspondrait à l’exégèse des vers 7 et 8 : « Illius aram saepe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus (Son autel, souvent un tendre agneau issu de nos bergeries l’imbibera.) » Dans ce dernier passage, les mots illius aram attirent l’attention par la place qu’ils occupent : à la fin du vers 7 et au début de la phrase. Or l’expression ILLIVS ARAM se veut l’anagramme de AMARYLLIS. D’après Servius, cet autel est proprement initié, comme la summustès : « Le verbe imbuere « imbiber » signifie proprement « commencer », « initier » (initiare) ».

Reste encore à élucider pourquoi Tityre est qualifié de « vieillard » (senex) : « L’expression « heureux vieillard » se rapporte, non à l’âge de Virgile, mais à son futur bonheur ; il est fait usage d’un mot prophétique. Car les philosophes appellent « vieillards » ceux qui, pour vivre, ont un espoir d’avenir »[19].

Terminons l’analyse allégorique de cette première Bucolique par un commentaire du vers 45 donné par Michael Maier, le très renommé conseiller et médecin de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg : « Pascite ut ante boves, pueri, submittite tauros (Faites paître, comme avant, les bovins, enfants ; soumettez les taureaux) » : [les taureaux], c’est le vrai sujet de la médecine d’or sans lequel rien ne se fait, même quand on s’est emparé des dents du dragon. Il faut donc dompter des taureaux furieux et vomissant du feu, et les mettre sous le joug. »[20]

La quatrième Bucolique

Présentation.

La quatrième Bucolique est tout à fait originale. Elle annonce l'arrivée d'un nouvel Âge d'or à la suite de la naissance d'un enfant. Une petite introduction étymologique sur ce « grand ordre » (magnus ordo) évoqué au vers 5 n’est pas inutile : le terme ordo est la traduction du grec kosmos, « ordre », « monde ordonné ». Aux vers 9 et 50, Virgile emploie le mot mundus qui, étymologiquement, désigne le « monde pur », par opposition à l’immundus, « immonde », qui est impur. Ordo et mundus semblent équivalents.

Revenons à l’enfant : il est d’abord nourri de « lait » (lacte). Il grandit jusqu’à ce que « l’âge enfin affermi en ait fait un mâle » (iam firmata virum fecerit aetas). Ce n’est pas un enfant ordinaire : « il descend du haut du ciel » (caelo demittitur alto), « recevra la vie des dieux » (deum vitam accipiet), est déclaré « cher rejeton des dieux, grand accroissement de Jupiter » (cara deum suboles, magnum Iovis incrementum) ; sans compter tous les phénomènes remarquables qui accompagnent sa naissance et sa croissance.

De nombreuses spéculations ont été faites sur l'identité de cet enfant : certains y ont vu l’image du Christ. D'autres, de par le contexte historique, pensent qu'il s'agirait d'Octave ; cette dernière hypothèse, suffisamment explicite par elle-même, ne mérite pas qu’on y consacre tout un chapitre.

Interprétation allégorique

De nombreux alchimistes ont vu dans cet enfant qui croît l’image de leur pierre qui murît longtemps dans un athanor à trente-sept degrés. Cette curieuse discipline qu’est l’alchimie mérite d’être brièvement introduite : le mot « alchimie » vient de l'article défini arabe al et de la racine kimiya, cette dernière pouvant correspondre à plusieurs étymologies différentes : d'aucuns y voient une forme du mot égyptien kemi (ou kemit) signifiant « noir », et désignant dès lors soit la terre d’Égypte, soit la couleur noire évoquée par les alchimistes au début de leur Œuvre. D'autres font dériver cette racine du mot grec khumeia, « mélange » ou encore « fusion ».

L'enjeu fondamental de cette science dite occulte est de parvenir à transformer des métaux vils (comme par exemple le plomb) en métaux nobles (tels que l'or). Cependant, l'alchimie n'est pas à prendre uniquement de manière littérale. Les auteurs semblent mettre leurs lecteurs en garde pour leur éviter de tomber dans le piège de la chrysopée. L'alchimie serait ainsi une science mue par un amour désintéressé, et non une recette pour contenter les chercheurs poussés par l'appât du gain. Certains ont donc parlé, à tort, d’une « alchimie spirituelle ». Cette interprétation permet peut-être de mieux comprendre le style parfois obscur et volontairement hermétique des écrits.

Voyons comment l’alchimie a traversé les siècles : « Des pensées et des pratiques de type alchimique ont existé en Chine dès le IVème siècle av. J.-C. et en Inde dès le VIème siècle. L'alchimie occidentale, quant à elle, commence dans l'Égypte gréco-romaine au début de notre ère, puis dans le monde arabo-musulman, d'où elle se transmet au Moyen Âge à l'Occident latin, où elle se développe à la Renaissance et jusqu'au début de l'époque moderne. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, les mots alchimie et chimie sont synonymes et utilisés indifféremment. Ce n'est qu'au cours du XVIIIème siècle qu'ils se distinguent et que l'alchimie connaît une phase de déclin, sans toutefois disparaître totalement, alors que la chimie moderne s'impose avec les travaux d'Antoine Lavoisier. »[21]

Si de nos jours on considère en général l’alchimie comme l’ancêtre de la chimie moderne[22], ce n’était pas, semble-t-il, l’opinion des alchimistes eux-mêmes de l’époque où s’est faite la distinction. Pour y voir plus clair, citons un passage de Wolsky daté de 1821 : « Pour moi, j’ai écrit ce petit traité afin que notre divine mathématique ne mourût pas avec les derniers alchimistes. Je vis dans un siècle où une nouvelle chimie a remplacé l’antique chimie. Cela, la Providence elle-même l’a voulu. De même qu’autrefois au temps du Christ, les marchands s’étaient installés pour vendre leur marchandise dans la Maison de Dieu, de même les souffleurs menaçaient d’envahir le temple d’Hermès, et peut-être que ne pouvant rompre la porte du sanctuaire, ils l’eussent profané. Mais la Providence veillait. Quand elle vit que la Science d’Hermès n’était plus recherchée que pour l’or qu’elle pouvait procurer, elle suscita Lavoisier. Ce souffleur de génie que j’ai connu personnellement inventa les corps simples et la méthode pour les isoler. La science alchimique fut ainsi sauvée. Grâce à la nouvelle science chimique, on peut démontrer que la transmutation des métaux était une utopie irréalisable, et le flot des souffleurs, laissant de côté une science désormais prouvée vaine, se rua sur les réalisations industrielles, au grand profit de l’humanité. Mais la science hermétique n’en existe pas moins. Son but, son sujet et sa méthode sont entièrement distincts du but, du sujet et de la méthode chimique. Tout ce petit livre n’est que l’exposé, jusqu’alors précieusement caché, de la méthode alchimique. Les adeptes d’autrefois ne l’ont jamais écrite parce qu’il eût été dangereux de donner ce guide ; mais à présent que l’humanité suit une nouvelle voie, je pense qu’il est bon de ne pas laisser s’éteindre cette partie de notre science. J’ai fait mon devoir en l’écrivant. Si Dieu le juge à propos, elle verra le jour et elle se répandra dans l’Univers sous la forme du livre imprimé. J’ai médité ce traité toute ma vie et je puis dire que j’ai réussi grâce à la méthode que j’ai entièrement développée ici. »[23] Selon Wolsky, grâce aux travaux de Lavoisier, une distinction nette s’est formée au XIXème siècle entre les alchimistes qui ont continué à étudier les transmutations des métaux, et les chimistes qui, n’y croyant pas, ont formé les règles de chimie moderne.

Les milliers d’ouvrages alchimiques présents dans nos bibliothèques confirment son omniprésence à travers les siècles ; les textes sont truffés de citations virgiliennes, et les auteurs vont même jusqu’à considérer Virgile comme un alchimiste. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir ses vers commentés selon leur doctrine.

Mais revenons à notre quatrième bucolique, et voyons ce que Thomas Vaughan, grand érudit anglais du XVIIème siècle, dit du petit enfant dont parle Virgile : « ‘Ille deum vitam accipiet divisque videbit permixtos heroas et ipse videbitur illis (Il aura part à la vie des dieux ; il verra les héros mêlés aux divinités, on le verra lui-même parmi elles)[24] : Ceci, lecteur, c’est la pierre philosophale chrétienne, pierre si souvent inculquée dans l’Écriture. »[25]

Peut-être est-ce dans ce même sens philosophique que le poète Pindare comparait la création des hommes (laôn) à celle des pierres (laôn)[26] ? ou que Virgile fait naître « dans les roches dures » « cet enfant qui n’est pas de notre race ni de notre sang »[27] ?

Quant au nouveau monde dont parle le poète, il ne désignerait pas le monde extérieur dans lequel nous vivons. Il est souvent difficile de concevoir qu’en parlant de la création du monde, les philosophes ne traitent pas du monde qui nous environne, et dont les origines sont étudiées par les physiciens[28], astronomes et naturalistes. Pourtant, ils nous en avertissent parfois explicitement. Le poète Manilius, contemporain de Virgile ne déclarait-il pas : « Est-il étonnant que les hommes puissent connaître le monde ? Car le monde est en eux, et chacun est un échantillon et une petite image de Dieu. » Pythagore disait aussi : « L’homme est appelé un petit monde (mikros kosmos), parce qu’il contient toutes les puissances du monde. »[29]

Si l’enfant et le monde peuvent désigner, comme le pensent certains auteurs, d’autres réalités que celles que nous connaissons, c’est aussi le cas de Lucine et Apollon que Virgile cite en particulier au vers 10 : « Casta, fave, Lucina : tuus jam regnat Apollo. (Sois favorable, chaste Lucine ! Déjà ton Apollon règne) ». Le commentaire de Servius laisse clairement entendre que l’enfant naissant n’est autre, en fait, qu’Apollon ou le soleil, c’est-à-dire l’or ou la gens aurea : « Ce n’est assurément pas à tort que, par le nom Lucina, le poète désigne ici Diane[30]. Car après être née la première, elle aida, dit-on, sa mère à enfanter Apollon. [...] Par les mots : « Ton Apollon enfin règne ! », il indique le dernier siècle, celui dont la Sibylle a signalé qu’il appartient au Soleil. Cela concerne aussi Auguste, qu’on représentait avec tous les attributs d’Apollon. »

Michael Maïer commente aussi le mythe : « Elle [Diane] est venue en aide à son frère en train de naître en jouant le rôle de sage-femme pour sa mère Latone ; nous en avons déjà touché quelque chose, et la raison en est suffisamment perceptible. En effet, la rougeur doit suivre la blancheur, et non le contraire ; tous les philosophes l’attestent. [...] La blancheur apparente ne doit pas, en effet, être supprimée, mais être cuite jusqu’à la rougeur. C’est pourquoi on la dit rester vierge. »[31]

Les commentaires étymologiques vont dans le même sens : « Le mot puer (enfant) vient de la pureté, car l’enfant est pur (purus) [...]. Tels sont les éphèbes (ephebi), terme dérivé de « Phébus » (Phoebo) »[32]. Et encore : « On a appelé Apollon « Phébus », c’est-à-dire « éphèbe », « adolescent ». C’est pourquoi on représente le Soleil aussi sous forme d’enfant (puer), parce qu’il surgit et naît chaque jour avec une nouvelle lumière. »[33]

Auguste est aussi « réputé fils d’Apollon »[34] : « Pacatumque reget patriis virtutibus orbem (Il régnera sur le monde pacifié par les vertus de son père). »[35]

Il est assez courant de voir les métaux être associés aux siècles. C’est selon cette terminologie que Servius commente les vers 4 et 5 : « ‘Ultima Cumaei venit jam carminis aetas magnus ab integro saeclorum nascitur ordo (L’âge ultime du chant de Cumes est enfin venu ! Le grand ordre des siècles renaît intégralement)’. Il s’agit du chant de la Sibylle de Cumes. Celle-ci divisa les siècles selon les métaux, déclara aussi qui régnait dans quel siècle, et attribua l’ultime, c’est-à-dire le dixième, au Soleil. Or, nous savons qu’Apollon s’identifie au Soleil, ce qui fait dire au poète : « Ton Apollon enfin règne ! »[36] Elle déclara aussi qu’à la fin de tous les siècles, les mêmes événements se renouvellent. À ce sujet, les philosophes arrivent à la même conclusion : d’après eux, quand la grande année est accomplie, tous les astres reviennent à leur point de départ et se remettent à adopter le même mouvement. Or si le mouvement des astres est identique, tous les événements du passé se répètent nécessairement, puisque tout dépend manifestement du mouvement des astres. C’est conformément à cette théorie que Virgile annonce le retour des siècles d’or et le renouvellement de tout ce qui fut. [...] »

Ce lien entre les métaux et les siècles, âges ou races, répété par tant de poètes et de philosophes, se retrouve ici aux vers 8 et 9 : « Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum desinet ac toto surget gens aurea mundo (D’abord, la race de fer cessera, et celle d’or se lèvera dans le monde entier) ». Servius en dit : « Sa naissance [de l’enfant] transformera les siècles, à savoir les siècles de fer en siècles d’or. »

Virgile semble lui-même indiquer que le siècle d’or est le dixième : « Teque adeo decus hoc aevi, te consule, inibit, Pollio, et incipient magni procedere menses te duce. (C’est sous ton consulat, Pollion, que cet âge glorieux (decus hoc aevi) débutera et que les grands mois commenceront à se succéder) »[37]. En effet, aux yeux des Anciens, les mots decus (« gloire ») et decimus (« dixième »), ou decem (« dix »), sont étymologiquement liés[38]. De plus, les « grands mois », les âges qui composent la « grande année », sont au nombre de dix[39]. Le retour de l’âge d’or est celui du « règne de Saturne » (Saturnia regna), ainsi que l’explique Servius : « Les mots Saturnia regna désignent les siècles d’or, parce que Saturne, dit-on, régnait au siècle d’or. »

Pernety, un grand savant français de l’entourage de Frédéric II de Prusse, écarte d’abord soigneusement l’interprétation historique, défendue par Banier et d’autres, de ce « règne de Saturne », avant de montrer une voie allégorique : « Il faut donc chercher d’autres raisons qui aient fait donner au prétendu « règne de Saturne » le nom de « siècle » ou de « âge d’or ». J’en trouve plus d’une dans l’art hermétique, où ces philosophes appellent « règne de Saturne » le temps que dure la noirceur, parce qu’ils nomment « Saturne » cette même noirceur, c’est-à-dire lorsque la matière hermétique mise dans le vase est devenue comme de la poix fondue. Cette noirceur étant aussi, comme ils le disent, l’entrée, la porte et la clef de l’œuvre, elle représente Janus, qui règne par conséquent conjointement avec Saturne. [...] Macrobe dit que les Anciens prenaient Janus pour le Soleil. Ceux qui entendaient mal cette dénomination, l’attribuaient au Soleil céleste qui règle les saisons, au lieu qu’il fallait l’entendre du Soleil philosophique ; et c’est une des raisons qui fit appeler son règne « siècle d’or ». Pendant la noirceur dont nous avons parlé, ou le « règne de Saturne », l’âme de l’or, suivant les philosophes, se joint avec le mercure ; et ils appellent en conséquence ce Saturne le « tombeau du roi » ou « du Soleil ». C’est alors que commence le règne des dieux, parce que Saturne en est regardé comme le père ; c’est donc en effet l’âge d’or, puisque cette matière devenue noire contient en elle le principe aurifique et l’or des sages. »[40]

Eyrénée Philalèthe, célèbre érudit anglais du XVIIème siècle, donne quelques informations complémentaires sur Saturne : « Donc, ce que nous appelons « Saturne » dans notre ouvrage, c’est le tombeau où notre roi, c’est-à-dire l’or, est enseveli et c’est la clef du trésor de l’art transmutatoire. Heureux celui qui peut saluer cette planète qui va si lentement ! »[41] 

Des couleurs ont été évoquées à plusieurs reprises pour commenter cette quatrième Églogue. Elles méritent qu’on s’y arrête plus amplement : après le noir, associé au « règne de Saturne », les philosophes évoquent généralement les couleurs blanche, jaune et rouge, cette dernière étant la perfection de leur Grand Œuvre. Or, on peut observer cette progression des couleurs dans le texte virgilien. Le poète ne manque pas de les nommer explicitement, ou au moins de les suggérer, en les associant respectivement à la toute première enfance (vv. 18 à 25), à l’adolescence (vv. 26 à 36), enfin à l’âge adulte (vv. 37 à 45) :

– L’enfance est marquée par le « lierre » (hederas, v. 19) : Virgile distingue le « lierre noir » et le « lierre blanc », en se référant, non au feuillage, mais au bois[42]. Quant au « lait » (lacte, v. 21), il est qualifié ailleurs de « blanc comme la neige »[43].

– Lors de l’adolescence, le champ « peu à peu deviendra jaune » (paulatim flavescet, v. 28) ; le raisin sera « rouge » (rubens, v. 29).

– À l’âge adulte, la laine du bélier sera naturellement tantôt d’un rouge pourpre (rubenti murice, vv. 43 et 44), tantôt d’un safran jaune, voire rubicond (croceo luto, v. 44)[44] ; celle des agneaux, d’un rouge vermillon (sandyx, v. 45).

Clôturons ce chapitre en citant quelques interprétations de la Vierge dont parle Virgile : « Jam redit et Virgo : la Vierge aussi enfin revient ». Hygin, auteur latin de l’époque de d’Auguste et Nigidius, pythagoricien romain de la génération qui précède Virgile, rapportent que certains associent cette Vierge à Érigone, la fille d’Icare[45]. Cette identification a pu être facilitée étymologiquement : èrigonè, « née (ou : faisant naître) au printemps », en latin verigena, rappelle la forme virgine, « vierge ». Or les auteurs donnent le nom de « vierge » au mercure, un esprit aérien qui, au retour du printemps, fait reverdir toute la nature et qui, liquéfié, se cuit en métal. Citons-en un parmi tant d’autres : « Le mercure est une vierge très pure, qui n’a point perdu sa virginité, quoiqu’on la trouve au milieu des places publiques.[46] » Et selon eux, cette eau mercurielle, mère de tous les métaux, se cuit en un métal parfait, l’or[47].

Interprétation judéo-chrétienne

La tradition judéo-chrétienne propose de nombreux commentaires sur l’œuvre de Virgile. Nous passerons en revue les thèmes des sibylles, de la Vierge et du rire, qui sont centraux dans la quatrième Bucolique.

Depuis toujours, les Sibylles occupent dans la chrétienté une place privilégiée. Les chants sibyllins faisaient partie intégrante de la littérature sacrée chrétienne : « Bien qu’issues de la gentilité, les Sibylles n’ignorèrent nullement l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ et les mystères de la Rédemption du genre humain. Il paraît indubitable que vers l’époque de la naissance de notre Sauveur, sous l’empire de César Auguste, Maron leur emprunta les vers suivants [de la quatrième Bucolique] et les chanta comme des oracles.[48] »

Voici ce que dit Constantin de la Vierge dans l’Églogue : « La Vierge vient conduisant à nouveau le roi désiré. Qu’est donc cette Vierge qui revient ? N’est-ce pas celle qui devint remplie et enceinte de l’Esprit divin ?[49]».

La naissance de l’enfant est associée par le poète au rire : « Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ; Matri longa decem tulerunt fastidia menses. Incipe, parve puer ! Qui non risere parenti, Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est (Commence, petit enfant, à connaître ta mère par le rire ! [...] Commence, petit enfant ! Celui pour qui les parents n’ont pas ri, n’a pas été jugé digne de la table d’un dieu ni du lit d’une déesse) »[50].

D’un point de vue théologique, la génération messianique est elle aussi liée au rire. Celle d’Isaac, dont le nom hébreu signifie « rire »[51], est de cet ordre : « [L’ange] dit : « Je reviendrai chez toi au temps de la vie, et voici que Sarah, ta femme, aura un fils ». [...] Alors Sarah rit (titshaq) dans son utérus. »[52] Et encore : « Sarah dit : « Dieu m’a fait un rire (tsehoq) ; quiconque entendra, rira (itsahaq) pour moi. »[53]

Citons, parmi les commentaires d’exégèse hébraïque faits à ce sujet, celui de Bebescourt au XVIIIème siècle : « Le fond de cette petite énigme roule sur le verbe grec gelaô, « je ris », parce que sa cabale lui fait exprimer genesin laô, « je vois la génération ». Les anges disaient donc que Sarah avait vu la génération. »[54]

Dans l’Épitre des Apôtres, on lit aussi sur l’engendrement de Jésus : « [Le Seigneur] nous a dit : « Alors, sous l’apparence de l’ange Gabriel, j’apparus à la Vierge Marie et lui ai parlé. Son cœur m’a reçu, et elle a cru, et elle a ri. »[55]

Les Géorgiques

Ce poème se divise en quatre livres abordant successivement la culture des champs, l’arboriculture (surtout de la vigne), l’élevage et l’apiculture.

Si l’analyse d’un de ces livres s’avérerait trop vaste ici, offrons quand même un bref aperçu de deux courants de pensée évoqués dans l’introduction :

De nos jours, on considère généralement que le dessein de Virgile en écrivant cet ouvrage était de remettre à l’honneur parmi les Romains l'agriculture abandonnée pendant les guerres civiles, et de les ramener à la simplicité des mœurs de leurs ancêtres.

 La tradition chrétienne y voyait autre chose : « Si quelqu’un en restait à la théorie de l’agriculture et qu’il ne lisait que les Géorgiques de Virgile sans jamais mettre la main à la charrue, je suppose que cette théorie ne pourrait l’aider à obtenir son pain quotidien[56]. Si nous en restons aux notions et aux noms des choses, sans jamais toucher aux choses elles-mêmes, il est probable que nous ne produirons pas d’effets, que nous ne guéririons pas les maladies, réalisations sans lesquelles la philosophie est inutile et n’est pas à mettre au nombre des choses qui nous sont nécessaires. »[57]

L’Énéide

L’Énéide est une épopée en hexamètres dactyliques d’environ dix mille vers répartis sur douze chants. C’est le récit des épreuves du troyen Énée, ancêtre du peuple romain, fils d’Anchise et de la déesse Vénus, depuis la prise de Troie jusqu’à son arrivée dans le Latium en Hespérie.

Présentation

L’Énéide s'ouvre sur une tempête déchaînée par ordre de Junon, alors qu'Énée semblait toucher au but de son voyage, l'Italie. Virgile indique deux raisons à cette haine de la déesse : d’abord, elle avait soutenu les Grecs contre les Troyens dont Énée faisait partie lors de la Guerre de Troie ; ensuite, Énée doit fonder Rome, qui détruira Carthage, ville aimée de Junon.

Les Troyens mettent pied à terre en Libye et partent à la chasse. Après le repas, Énée s’inquiète du sort des autres navires de sa flotte. Vénus intervient auprès de Jupiter afin de s’assurer de l’avenir des Troyens rescapés. Ce dernier la rassure quant à l’avenir d’Énée. Il lui prédit les guerres que le héros devra mener dans le Latium, la fondation d’Albe, l’histoire de Romulus et Remus et l’accession au trône de l’empereur Auguste.

Par la suite, Énée et ses compagnons se rendent à la cité de Carthage, située non loin du lieu où leurs navires ont accosté. Ils y rencontrent la veuve Didon, reine et fondatrice de la ville. Elle les accueille chaleureusement et les convie, le soir venu, à un grand banquet. Après les libations rituelles, la reine, éprise d’Énée, lui demande de conter ses aventures.

Interprétation historique

L’empereur Auguste avait commandé à Virgile une œuvre pour la gloire de Rome et la diffusion des valeurs impériales (travail de la terre (labor), respect des aïeux, des dieux et de la patrie (pietas), courage (virtus), sobriété (frugalitas), …). Ainsi, l’Énéide regorge de passages faisant l'apologie d’Auguste. C’est une œuvre de propagande de haute qualité littéraire.

Le récit, en racontant les aventures d'Énée, vante les exploits de la gens Julia, la famille de Jules César, dont le nom se rattachait à Iule, fils d'Énée (le I et le J sont indifférenciés en latin). Or, Auguste se réclamait de cette famille, en tant que fils adoptif et petit-neveu de César. L'époque d'Auguste est souvent appelée le nouvel âge d'or ou encore le siècle d'or, en raison de la prospérité économique et de la paix civile que connaît Rome après un siècle de déchirements intérieurs.

Interprétation allégorique

Un philosophe belge propose une interprétation traditionnelle du premier chant. Évitons de déformer sa pensée en citant le passage entier : « L’Énéide est une histoire vraie, celle de l’or philosophal atteignant sa perfection à travers les souffrances du Grand Œuvre »[58] « Dans les premiers vers de l’Énéide, Virgile nous donne déjà le sens de son poème : le pieux Énée persécuté par la haine de Junon : « ... multum ille et terris iactatus et alto vi superum saevae memorem Iunonis ob iram » «... celui-là longtemps rejeté et sur terre et sur la mer profonde par la force des supérieurs et la colère de la cruelle Junon». Et un peu plus loin, nous lisons : « Musa, mihi causas memora, quo numine laeso quidve dolens regina deum tot volvere casus insignem pietate virum, tot adire labores impulerit. Tantaene animis caelistibus irae ? ». (I, 8 à 11) « Muse, rappelle-moi quelle puissance offensée, pour quelle souffrance la mère des dieux précipita dans de tels périls un homme d’une telle piété, le poussant au-devant de tant de malheurs ! Y a-t-il donc tant de colère dans les âmes divines ? » Voici, dès le début, la souffrance d’Énée et la vindicative Junon.

« Quidve dolens regina deum ? » Qu’avait-elle donc souffert, la reine des dieux ? Le jugement du troyen Paris est bien connu : Junon évincée, c’est Vénus qui reçut la pomme destinée à la plus belle. Et d’où savons-nous qu’elle était la plus belle ? De ce qu’elle possédait un corps. La beauté du corps est la perfection de l’Art. Conçoit-on l’Art sans corps ? Vénus était donc la plus parfaite des déesses. Le corps de la Pierre, en alchymie, est d’ailleurs appelé Vénus, lorsqu’il est dans son état premier, c’est-à-dire que cette Vénus est la mère de l’or Philosophal fixe et parfait. La volatile Junon, quant à elle, est cet air si rebelle et si errant que les disciples de l’Art ont tant de peine à fixer. L’errante Junon jalouse perpétuellement ce qu’elle ne possède pas. C’est aussi pourquoi elle s’attaque à tous les corps du monde pour les détruire, et, avec le temps, elle vient toujours à bout de sa tâche, sauf en ce qui concerne l’or. Énée étant ce grain fin de l’or, possède ce qui manque le plus à Junon, la qualité tangible et palpable. » [59]

Signalons aussi des interprétations de deux passages bien connus de ce premier chant. Le premier est le vers 73 : « Conubio iungam stabili (Je joindrai d’un mariage stable) ». Jean d’Espagnet, un magistrat et scientifique français des XVIème et XVIIème siècles, lors d’une explication sur la nature de la Lune, illustre sa théorie par le vers en question : « Par le mot Lune, les philosophes n’entendent pas la Lune vulgaire, laquelle dans leur ouvrage est mâle : que l’on ne soit donc pas si peu avisé de faire ainsi une alliance criminelle et contre nature de deux mâles, et que l’on n’attende pas d’une telle copule aucune lignée. « Joignez donc d’un mariage stable » et légitime Gabritius à Beya, le frère à la sœur, afin qu’il en puisse naître un fils glorieux du Soleil.[60] » Gabritius et Beya désignent communément le fixe et le volatil, car Gabritius vient de l’hébreu kibrit, qui signifie « soufre », celui-ci étant une matière fixe, tandis que Beya vient de be iah, qui veut dire « par Iah » ou « avec Iah », Iah étant la première partie du nom divin Iaveh (ou IHVH). Dans le judaïsme, on explique que ce nom, coupé en deux lors du péché originel, souffre de la séparation de ses deux parties, IH dans l’air que nous respirons, et VH dans l’homme, et que l’enjeu de l’existence de l’homme dans ce monde serait de parvenir à les réunir.

Le deuxième passage, très souvent repris par les philosophes, est le vers 94 : « O terque quaterque beati ; quis ante ora patrum Troiae sub moenibus altis contigit oppetere ! (O trois fois et quatre fois bienheureux, ceux qui devant les regards des pères, sous les hauts murs de Troie, obtinrent de partir !) » Voici le commentaire de Gérard Dorn, disciple du célèbre Paracelse : « Dans le corps humain, trois choses sont requises pour conserver sa santé et sauvegarder sa longue vie : le Soleil, Jupiter et la Lune physiquement spagiriques. De ces trois donc, qu’on plante l’arbre de longue vie dont la racine et les parties les plus solides sont Jupiter, par le tronc et les branches duquel la liqueur lunaire passe pour monter au Soleil. Les trois planètes les plus parfaites et les plus tempérées, jubilant en très beau rang dans la longue vie, font référence à l’animus et à la mens dans le corps humain[61], comme plus bas les quatre plus imparfaites rappellent le corps. Il s’en est suivi que les philosophes antiques ayant vraiment atteint la chose philosophique, lorsqu’ils voulaient souhaiter la félicité à quelque ami, leur souhaitaient une béatitude triple et quadruple, c’est-à-dire la santé de l’animus et du corps, en ces mots : fasse Dieu que la mens soit saine dans un corps sain (mens sana in corpore sano). »[62]

Cœur de Lion


[1] « Cognoscere divos » cf. Bucoliques, I, 41.
[2] Victor Hugo, Voix Intérieures, XVIII, 1. Ce poète du XIXème se montre par là héritier de la pensée médiévale.
[3] C’est de cette racine persane que provient le mot « Paradis » en français.
[4] Parthénope est une sirène qui a essayé de séduire Ulysse alors que son navire était aux abords de Naples. Son nom est souvent cité comme métaphore de cette ville côtière.
[5] Cf. Bucolique, I, 19 et 26.
[6] Ibidem, 20 et 34.
[7] Ibidem, 42.
[8] Ibidem, 6, 7 et 18.
[9] Ibidem, 49 et 51.
[10] Ibidem, 64 à 66.
[11] Célèbre et remarquable commentateur de Virgile du IVème siècle.
[12] Ibidem, 19 à 25.
[13] Ibidem, 35.
[14] Servius identifie Amaryllis à Rome, comme nous le verrons plus en détail ci-après.
[15] Bucoliques, I, 36 à 39.
[16] Le mot pinus, « pins », incarnant Rome-Amaryllis, aurait-il été rapproché du grec pinussô, « inspirer » ? L’association entre Rome et les arbres trouve un parallèle dans le poème, où la première est comparée à des cyprès (cf. vers 24 et 25).
[17] Énéide, VII, 122 ; IV, 347 ; VIII, 635.
[18] Bucoliques, I, 19. On rencontre la même idée dans la tradition juive : si l’on veut trouver le Roi, il ne convient pas, dit-on, de demander où est le Roi, mais où est le palais du Roi. En outre, dans la légende arthurienne, les chevaliers doivent trouver la DEMEURE du « Riche Roi Pêcheur » pour parvenir au Saint Graal.
[19] Servius, Commentaires sur les Bucoliques, I, 4.
[20] M. Maier, Les Arcanes très secrets, Beya, Grez-Doiceau, 2005, p. 111.
[21] Wikipédia, « Alchimie ».
[22] D’habitude, l’alchimie est perçue comme un mélange maladroit d’expérimentations chimiques et de philosophie peu productif selon les critères d’aujourd’hui.
[23] Cet extrait est tiré de : Didier Kahn, Le fixe et le volatil, chimie et alchimie, de Paracelse à Lavoisier, CNRS Éditions, Paris, 2016, pp. 180-181.
[24] Bucoliques, IV, 15 à 16.
[25] Th. Vaughan, Œuvres complètes, La Table d’émeraude, Paris, 1999, p. 111.
[26] Cf. Pindare, Olympiques, IX, 45 et 46. 27.
[27] Bucoliques, VIII, 43 à 45.
[28] Notons d’ailleurs que pour les Anciens, le mot « physique » désignait l’étude de l’essence des choses et de leur croissance (physis), alors qu’actuellement, ce terme se rapporte à l’étude des comportements extérieurs des choses.
[29] J. Carcopino, Virgile et le mystère de la IVe Églogue, L’Artisan du Livre, Paris, 1930, p. 101.
[30] Lucina signifie « qui fait naître à la lumière (lux) », « qui aide à accoucher ».
[31] M. Maïer, Les Arcanes très secrets, op. cit., p. 190. Quant à Latone (Lato, « latente » ou « cachée »), « ils s’accordent tous à donner le nom de « laton » à leur matière devenue noire ; et d’ailleurs « laton » [ou « laiton »] et « Latone » ne peuvent signifier qu’une et même chose » (A.J. Pernety, Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées, Delalain, Paris, 1786, t. II, p. 159). Latone donnant naissance à Diane, puis à Apollon, représente donc cette transition de la couleur noire à la blanche, puis (en passant par la jaune) à la rouge.
[32] Isidore, Étymologies, XI, 2, 10. « Phébus » est un surnom d’Apollon ; l’adjectif phoibos signifie « pur », « brillant ».
[33] Ibidem, VIII, 11,
[34] Suétone, Vie d’Auguste, 94.
[35] Bucoliques, IV, 17.
[36] Ibidem, IV, 10.
[37] Ibidem, 11 et 12.
[38] Cf. Isidore, Étymologies, X, 68
[39] Cf. Bucoliques, IV, 61 : decem menses.
[40] A.-J. Pernety, op. cit., t. I, pp. 569 et 570.
[41] I. Philalèthe, « L’Entrée ouverte du palais fermé du roi », dans J. Mangin de Richebourg, Bibliothèque des philosophes chimiques, Beya, Grez-Doiceau, 2003, t. II, pp. 360 et 361.
[42] Servius, Commentaires sur les Bucoliques, VII, 38 : « “Plus belle que le lierre blanc”. En effet, il existe aussi le lierre noir, comme [dans Géorgiques, II, 258] : “le lierre noir découvre ses traces”. On reconnaît le lierre noir ou blanc, non d’après les feuilles, mais d’après le bois. »
[43] Bucoliques, II, 20.
[44] Cf. Servius, Commentaires sur les Bucoliques, IV, 44, qui donne à luto le sens de colore rubicundo.
[45] Hygin, Astronomie, II, 25 et Nigidius Figulus, Sphère, fr. 91.
[46] M.-A. Crassellame, La Lumière sortant par soi-même des ténèbres, dans J. Mangin de Richebourg, op. cit., t. II, p. 241.
[47] L. de Saint-Didier, Le Triomphe hermétique, dans J. Mangin de Richebourg, op. cit., t. II, p. 144.
[48] G. Mennens, « La Toison d’or », III, 6, dans Theatrum chemicum, Zetzner, Strasbourg, 1659, t. V, p. 421.
[49] Constantin, Discours, XIX, cité dans J. Carcopino, op. cit., p. 202. La Vierge n’a pas toujours été considérée comme un personnage historique ayant eu une existence ponctuelle dans l’Histoire. Dans ce commentaire, on en parle comme d’une réalité expérimentée depuis la nuit des temps ; citons aussi saint Bernard qui définit Marie comme « possession des patriarches » et « mère des prophètes » (Aux Soldats du Temple, Louange de la nouvelle milice, V, 11), ou saints Pierre Damien et Albert le Grand qui interprètent les mots « Reviens, reviens, Sulamite ! reviens » (Cantique des cantiques, VII, 1) comme adressés à la Vierge (cf. Albert, Bible mariale, « Cantique des cantiques », 12).
[50] Bucoliques, IV, 60 à 63.
[51] En hébreu : itshaq, du verbe tsahaq, « rire ».
[52] Genèse, XVIII, 10 à 12. « Dans son utérus » est le sens précis de l’hébreu beqirbah ; la Septante : « Elle rit (egelasev) en elle-même (èn eôtèi) ».
[53] Genèse, XXI, 6.
[54] Bebescourt, Les Mystères du christianisme approfondis radicalement et reconnus physiquement vrais, Londres, 1775, t. I, p. 395.
[55] « Épître des apôtres », 14, Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Gallimard, 1997, dans p. 372.
[56] C’est une référence au panem quotidianum dont parle la prière du Pater Noster.
[57] Th. Vaughan, Œuvres complètes, op. cit., p. 489.
[58] E. d’Hooghvorst, Le Fil de Pénélope, Beya, Grez-Doiceau, 2009, t. I, p. 117.
[59] Ibidem, pp. 117 et 118.
[60] « L’ouvrage secret de la philosophie d’Hermès », 23, dans J. d’Espagnet, La Philosophie naturelle rétablie en sa pureté, op. cit., pp. 133 et 134.
[61] Selon Dorn, l’homme est constitué de trois parties : le corps, l’anima qui correspond à la psychè des Grecs et l’animus qui est divin. L’anima et l’animus sont en général séparés, mais certains philosophes ont réussi à les réunir : ils ont alors une mens, c’est-à-dire une anima et un animus unis en une seule chose. Encore faut-il que cette mens soit dans un corps sain, comme le confirme l’adage de Juvénal cité plus loin.
[62] Gérard Dorn, « La Lumière physique de la nature », dans Caroline Thuysbaert, Paracelse, Dorn, Trithème, Beya, Grez-Doiceau, 2012, p. 197. La dernière phrase est empruntée à Juvénal, Satires, X, 356. 

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