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  • Farid od-Din 'Attar | Le Livre des Secrets | Paris, Les deux océans, 1985
Écrit par : Attar, Farid od-Din, 
Titre : Le Livre des Secrets
Date de parution : 1985
Éditeur : Les Deux Océans
 
 
 

Farid od-Din ‘Attar, Le Livre des Secrets [présentation et traduction du persan par Christiane Tortel], Paris, Les deux océans, 1985.


Farid od-din ‘Attar est un des plus grands poètes soufis de la Perse des XIIe et XIIIe siècles, âge d’or du soufisme qui voit  les premières confréries en fixer la doctrine. Le Livre des Secrets est un long récit en vers de vingt-deux chapitres que l’on lit, selon la tradition, en l’ouvrant au hasard.

Le premier chapitre « De l’Unité », fait l’éloge d’un Dieu Un que l’homme ne peut voir car Il est occulté par un voile : « Un (Dieu) qui est le Premier et qui n’a pas de précédent, un (Dieu) qui est le Dernier et qui n’a point de fin, un (Dieu) Apparent qui est Caché par sa manifestation, un (Dieu) caché qui est plus manifeste que la lumière. […] Il a plongé l’âme dans un si profond mystère qu’à quiconque Il n’en confia jamais le secret. Par l’âme ton corps est vivant mais l’âme est cachée, tu vis grâce à elle et d’elle tu ne sais rien. (Devant) un artifice (à la fois) caché et manifeste, si ce n’est se taire, que peut-on faire ? » (pp. 24 et 25)

Si Dieu est unique, la nature de l’homme est double et cela doit être corrigé : « Que ce soit au début, que ce soit à la fin, tout ceci n’est qu’une seule chose ; hélas, les yeux de l’homme voient double » (p. 27). Au chapitre XII, l’auteur se montre plus explicite sur cette dualité : « Tu cherches la Foi et ton cœur est ivre de ce monde, ne sais-tu point que tu ne peux concilier les deux ? Ton cœur est prisonnier de la dualité, tu es resté sous la montagne de la vanité et du leurre. Tu tournes une de tes faces vers le monde et l’autre vers la foi. Défais-toi enfin de cette duplicité, pour un seul (homme), une seule face suffit. La duplicité a rendu ton cœur hideux, le pire des hommes en effet est bien celui qui a deux visages. » (p. 152)

Voici maintenant comment ‘Attar parle de la création ; il semble qu’elle vienne d’un certain os : « De la goutte recueillie des lombes d’Adam, de cette goutte unique Il a créé tout un peuple. Nombreux sont ceux qui ont spéculé sur cette goutte, devant sa spécificité ils furent pris de vertige. Dans cette goutte les arguments ont été engloutis, dans cette goutte tous ont été noyés […] Vois quel prodige cette goutte a engendré, d’elle en effet une mer de perles nacrées s’est épanchée » (p. 31) Plus tard, ‘Attar montre que la science divine se rapporte aux moelles : « Si tu as, o ami, la science donnée par Dieu, ta science sera la moelle et la nôtre l’écorce » (p. 120)

 En attendant cette science divine, l’état de l’homme déchu est peu enviable : « O Dieu nous sommes tous égarés, et nous avons souffert, et notre cœur s’est obscurci. De la tête aux pieds nous sommes nœud sur nœud, que ce soit la tête, que ce soient les pieds, nous ne sommes que néant sur néant. N’as-Tu point un cœur pour nous consoler ? » (pp. 38 et 39) Et plus loin : « O Dieu, assujettis notre psychè mutine, de notre cervelle éradique l’ingérence. Absorbe notre cœur dans Ta contemplation, les sectaires, bannis-les ! » (p. 44)

‘Attar parle ensuite d’une mystérieuse opération où on sort de l’espace-temps, où par ce voyage, le cendre peut devenir braise et de la mer sort des perles : « O toi l’ami gentil, ne t’emporte pas si vite, un instant échappe-toi de l’enclos des quatre humeurs, un instant envole-toi vers le lieu de l’espace aboli, le « lâ makân » (non lieu), un instant évade-toi de la planète, affranchis-toi du temps car dans le « lâ zamân » (non temps) le lieu du temps aboli, cent ans ou un instant sont pour toi tous deux équivalents ». (p. 47) Et il ajoute : « Meurs à ton moi et ouvre ton œil à Dieu, pourquoi de ce pandémonium t’enticher, as-tu perdu l’esprit, es-tu possédé ? » (p. 49)

Cette opération est sans doute indispensable pour que l’amour et le cœur puissent être réunis : « L’amour et le cœur sont deux miroirs face à face qui se regardent tous deux depuis toujours. Entre les deux il y a un voile mais quand le voile est levé, les deux ne sont plus qu’un. […] Entre le cœur et l’amour la distance est d’un cheveu » (p. 55). Sans le réceptacle du cœur, l’amour peut-il parler ?

Mais pourquoi cette voie en vue de l’amour ? « Si le Bien-Aimé était facilement conquis, comment jouirais-tu de l’Union ? Si dans l’amour il n’y avait point d’attente, l’amant ne serait point séduisant. » (p. 57) « Le chercher, voilà la perfection de la voie, le cœur du sage peut connaître ce secret. D’une extrémité à l’autre elle est comme une chaîne, c’est une voie où les anneaux se jouxtent, Dieu tient l’extrémité de la chaîne dans sa main. » (p. 59)

Voici à présent pour le soufi « au froc couleur de ciel » une belle métaphore de ce voile qui recouvre l’unique secret : « Pas à pas nous progressons comme maintenant. Comme le serpent sort de sa peau, nous sortons de chaque voile. Si dans l’autre monde tu désires avoir une place, médite un instant sur le secret du monde. » (p. 61) Quand le voile est ôté, il semble que ce n’est plus notre moi que nous voyons mais un océan : « Demande-lui qu’il fasse de toi un océan et que t’y étant perdu, tu deviennes aveugle à ton moi » (p. 62) Et ‘Attar ajoute : « Quant à moi dans l’amour je vais titubant, devenu inconscient de mon moi me voici ébloui, je suis entre veille et sommeil, c’est un état » (p. 63). « Si ton œil est ouvert regarde la mer, ce n’est pas le monde (que tu vois), le monde c’est l’écume de la mer. Songes-y, tout ce monde est illusion, n’aie plus un regard pour cette illusion » (p. 65) Plus loin (cf. pp. 108 et 109), ‘Attar compare le monde à une bulle de savon, car éphémère et périssable, la bulle reflète bien ce monde illusoire. Il dit aussi : « Pour toi le monde n’est pas un havre, il est une escale » (p. 181)

Le poème est souvent ponctué d’histoires (hikayât) qui illustrent la doctrine. En voici une sur cette rupture de l’ego : « Une nuit quelqu’un vit Hallâj en songe, il tenait dans ses mains sa tête tranchée et une coupe de julep. On lui demanda : ‘puisque te voilà décapité, dis ce qu’est cette coupe qui t’est décernée » Il répondit : ‘Le Roi aux Beaux-Noms remet la coupe à celui qui a perdu la tête’ Peut boire la coupe de la Réalité celui qui a su oublier sa tête. » (p. 67) Il précise l’état du soufi qui a su perdre sa tête : « Au moment où en toi il ne reste plus de moi, toute dualité dans le rapport de l’âme au corps est abolie. Quant ton âme et ton corps deviennent lumineux, ton corps devient âme et ton âme devient corps. » (p. 69) Mais que sont-ils ? « Le corps et l’âme sont un miroir à deux faces » (p. 72)

À présent, citons quelques passages sur l’autre monde : « Aussi distinctement que tu vois la lune ici-bas, tu verras la plante des pieds d’Abu Bakr et de ‘Omar (les deux premiers califes de l’Islam) » « Si l’œil intérieur s’ouvre pour toi, tu verras le Prophète en prière dans sa tombe » « Celui qui vivait ici dans la rancune et dans la violence, on le ressuscitera sous la forme d’une fourmi » (pp. 71 et 72)

‘Attar illustre la dépendance mutuelle de l’âme et du corps par cette remarquable histoire : « Il y avait un infirme et un aveugle, l’un était sans argent, l’autre sans vêtement. Sans jambes, l’estropié ne pouvait marcher, cloué sur place, l’aveugle ne pouvait guère mieux se déplacer. Sur l’encolure de l’aveugle ne vint-il pas à grimper car à l’un était la vue, à l’autre la célérité. Pour accomplir un larcin ils se mirent en route, furtivement la nuit ils commirent un vol. Quand leur larcin fut découvert, en prison on jeta les deux compères. À l’infirme on arracha les yeux, à l’aveugle au pied léger on trancha les pieds. Comme ensemble ils avaient ourdi leur plan, ensemble ils tombèrent dans le même pan de malheur. Puisque ton corps et ton âme sont les deux faces d’une même chose, quand ils tombèrent dans le tourment, ils tombèrent parallèlement. Étant voilés ils seront dans le tourment, ils grilleront dans un feu brûlant. » (p. 79)

L’auteur donne quelques conseils pour échapper à ce feu brûlant : « Désire l’Unique et tu ne tomberas pas en route, parcours le ciel et tu sortiras du puits, laisse tes occupations et occupe-toi de Lui, lorsque tu as oublié ton moi, infonds-toi en Lui. Si tu parviens à t’effacer à ta vue, tu plonges dans le monde de lumière. » (p. 87) Il semble que le but soit vraiment l’union totale avec Dieu, car « si tu cours après le paradis, ne crois-tu pas que tu te prives de Dieu ? » (p. 88)

« Quel espoir peux-tu avoir de te joindre à lui, comment pourrais-tu atteindre le soleil ? Avec force, pleurs et violence tu voudrais faire entrer un éléphant dans le trou d’une fourmi » (p. 92) Quelle similitude que voici avec les Évangiles qui affirment qu’il est plus dur à un riche d’entrer dans le royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille !

L’âne en nous doit expirer pour que la perle en nous soit ranimée : « Au fond de l’océan de ton cœur se trouve une perle, cette perle des deux mondes est ta moisson, ton cœur est le lieu du détachement, il est la demeure de l’esseulement et de l’unification. » (p. 96) « ‘O Dieu, que sur le champ ton âne rende l’âme’ car lorsque ton âne a expiré, ton âme se met à respirer, toi qui de l’âne est le serf, de Dieu tu seras l’esclave. De cet infidèle qui se cache au fond de nous, bien peu de musulmans en ce monde sont venus à bout […] Au fond de moi cette psychè impie est un chien, en naissant de ce chien je deviens le consort, je me mortifie et me décarcasse pour rendre spirituel ce chien. » (p. 97)

Que sont les Prophètes ? « De l’homme, les prophètes sont la quintessence » (p. 101) Et comment peut-on devenir pur ? « Sors de l’apparence afin de devenir poussière car devenu poussière tu seras pur. Celui qui est devenu poussière tout entier sera pur car les secrets des deux mondes sont dans la poussière. » (p. 115)

Les achymistes disent que de cette poussière il faut tirer un sel. ‘Attar a l’air de le confirmer : « Au cimetière un fou versait des larmes. On lui demanda : ‘Qui donc gît dans les tombes’ ‘Une poignée de gens corrompus’ répondit-il ‘mais les voilà tombés dans le Salin, quand sous la terre ils seront réduits en poussière, ils seront sel et deviendront tout pureté, mais si à leur foi manque le sel, dans le brasier les jettera leur destinée’ » (p. 116)

C’est en cultivateur qu’il faut chercher Dieu : « Puisque le bas-monde est le champ de l’autre monde, sème cette graine car il est temps de semer ; tu as de l’eau, tu as de la terre, sème ! » (p. 124)

Méditons cette phrase étonnante : « Tu seras éternel si tu te fais mortel, tu seras le Tout si tu es sans toi » (p. 142) Ceci explique sans doute la raison pour laquelle il faut que le faucon tombe dans les mains de la vieille. Voyons plutôt cette histoire : « Le faucon blanc du roi ne vint-il pas à s’échapper, d’un trait il vola jusqu’au logis d’une vieille femme. L’ayant aperçu, la vieille se leva, le retint près d’elle et lui mit le fil à la patte. De bon cœur elle déposa devant lui du son trempé, lui donna de l’eau et une poignée d’orge aussi. Comment cette pitance aurait-elle été digne du faucon, lui qui était nourri de la main du roi, lui qui vivait dans le faste ? De ses serres et de son bec elle rogna la courbure dans l’espoir qu’il picorât le grain. À la fin il finit bien par picorer ce grain, avec mille efforts il se mit à se débattre. Elle lui coupa les ailes et lui arracha les plumes afin qu’il restât avec elle ne serait-ce qu’un instant. De tous côtés fusèrent les soldats du roi. C’est ainsi qu’ils découvrirent le faucon par hasard. Ils rapportèrent au roi ce qu’avait fait la vieille, à quel point par ses mains il avait été défiguré. ‘Que puis-je dire à une telle personne ?’ dit le roi ‘sa réponse sera ce qu’elle a fait, c’est tout’. O toi plongé dans le sommeil de l’indolence, ton faucon est tombé entre les mains de la vieille. Je garderai patience jusqu’à ce que mon faucon soudain avec mille transports accède à la Présence du Roi. Je ne sais ce que tu diras au roi. Toi qui dors aujourd’hui, que diras-tu demain ? » (pp. 148-149)

« Nul ne connaît le secret divin, de la lune au poisson nous sommes captifs. » (p. 167) ‘Attar fait-il allusion à l’air sublunaire des Anciens qui prétendaient que seulement au-dessus de la lune les créatures échappaient à la mort ?

À la fin de son long poème, notre auteur se montre plus amer. Citons quelques passages poignants : « Cesserai-je un jour de parler de moi, moi qui sais que je ne suis rien. Qui suis-je ? Rien et moins que rien, le plus grand pécheur et le plus piètre serviteur. De foi j’ai manqué et le monde ai trop aimé. Je suis pareil à un derviche infidèle fort en gueule et le cœur à la dérive, je change d’avis à tout propos, tantôt j’éclate en sanglots en récitant les litanies, tantôt je cuve mon vin dans le tripot » (p. 169)

 « O homme de cœur, parle à mots couverts car on ne peut dévoiler les secrets au premier venu. Depuis bien longtemps j’aspire à ceci, m’entretenir des secrets avec un confident. Je ne trouve point de compagnon idéal, que de dépit à cause de ces compagnons hypocrites » (p. 174)

« Ta nature ô monde est celle d’un anthropophage, tu engraisses bien des gens en effet, tu les élèves tour à tour dans l’abondance et dans les gâteries et puis tu les dévores au bout du compte. O monde ! Qui donc peut se satisfaire de tes tours ? Par ta cruauté ta ronde toute entière est inanité. O monde ! Tu es un ogre qui montre figure humaine, qui vend de l’or en le faisant passer pour du blé. O monde ! Avec qui t’accorderas-tu à la fin ? Jusqu’à quand joueras-tu en trichant ? O cœur, détache-toi du monde, qu’y a-t-il à en attendre ? Combien ses rondes t’apporteront-elles encore de déboires ? » (p. 184)

« Personne ne reste éternellement au monde, si tu en doutes regarde le cimetière. Comme un gîte d’étape à deux portes considère le monde, si tu entres par l’une il te faudra sortir par l’autre. Insoucieux tu dors et tu n’as pris conscience de rien, que tu le veuilles ou non il te faudra mourir. Quand on parle de quelqu’un qui est à l’agonie, on dit ‘il a sorti sa veine’, ô pleutre, ouvre tes yeux car depuis le début ta veine est sortie » (p. 187)

« La terre toute entière est la poussière de nos bien-aimés, nos bien-aimés sont les feuilles et le monde l’automne qui les fait tomber » (p. 190)

Voici à présent une histoire pour nous rappeler à quel point l’homme est empreint d’avarice dans ce monde : « Nombreux sont ceux qui ont rapporté à mes oreilles qu’un seul grain suffit à une fourmi pour un an. Mue par l’envie, elle fait des trous dans le terre, engrangeant tantôt du blé, tantôt de l’orge, tantôt du millet. Vient à souffler la tempête : la fourmi, le trou et les grains, tout est balayé. Puisqu’elle a assez d’un grain pour une année, chercher plus d’un grain est pur sacrilège. Cette fourmi sert d’exemple pour l’homme car il n’a ni corps ni raison ni force, il est prisonnier de sa propre avidité, soucieux du bien et du mal et de sa réputation » (p. 211)

Lisons maintenant cette extraordinaire histoire d’un vers au fond d’un puits : « Un brave homme nous raconta cette histoire : ‘sur la route du désert il y avait un puits. J’y puisais de l’eau quand soudain (glissant) de mon doigt, ma bague tomba dans le puits. Je dépêchai quelqu’un au fond du puits : ‘Tout ce que tu vois au fond du puits, mets-le dans le seau afin que je le remonte, il se pourrait que j’y repêche l’anneau. Je retirai quelques seaux du puits, en fouillant maintes fois entretemps, dans cette vase j’aperçus une pierre noire ; tout comme une bille, sa forme était brillante et cristalline. Pour en éprouver la dureté, je la jetai par terre. En tombant de ma main elle se brisa ; elle s’ouvrit en deux et de son sein jaillit un vermisseau qui tenait en sa bouche une feuille verte. O bienfaiteur, toi qui dans ta providence nourricière entretiens un vers dans une pierre, dans un puits sombre sur la route du désert, tu protèges un vers dans une pierre. O avide, regarde la grâce de sa pourvoyance, vois sa Générosité et ses Bienfaits éternels ! » (p. 214)

Terminons par ces deux extraits de nature plus occulte : « Pourquoi dormir les nuits de clair de lune car la lune empêche l’amant de dormir. Il ne convient pas, comme le dit l’homme sensible, que l’amant dorme quand l’aimé est éveillé » (p. 221) L’auteur encourage à se taire, car « quiconque dans cet océan veut la perle doit pour plonger retenir son souffle » (p. 228)  

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