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Le Mercure Latin

… Vide, dit Mercure, j’erre et je délire ; lié par Jupiter, je dis l’art. ( EH, aphorisme 9 )

Qui ne possède dans son entourage, voltigeant et papillonnant irrégulièrement autour de lui, un ami, un collègue, un voisin mercurien ?

Rapide, insaisissable, beau parleur, bon vendeur, toujours animé d’une énergie alternative quasi bilocative, cet être qui fait de vous à la fois un bénéficiaire et une victime, collectionne et colporte les informations vraies et fausses à la vitesse d’un éclair, et semble le plus souvent ignorer s’il se trouve lui-même debout sur la scène de théâtre ou assis dans la salle…

Les pratiquants de l’astrologie connaissent par expérience la réalité du phénomène mercurien ; les autres aussi, à leur insu…

Sur le dieu Mercure, la plupart des peuples ont véhiculé un enseignement assez concordant : les Égyptiens l’appelaient Tot ou Tat, les Grecs Hermès et les Romains Mercure. Mais toute cette propagation serait partie d’Égypte.

Ainsi, les Gaulois initiés par Zalmoxis, disciple de Pythagore (lui-même instruit en Égypte), révéraient hautement Mercure dans leurs écoles orales de Druides, aux dires de Jules César lui-même.[1] Quant aux Germains, ils tireraient leur nom (Teutschen et Teutons) du Tot égyptien…[2]       

On aurait certes tort, par Teutatès, de confondre ce Mercure, omniprésent aussi dans les innombrables traités des grands maîtres de l’alchymie, avec celui que la technique moderne a enfermé dans les thermomètres et dont nous ne contestons, du reste, nullement l’utilité !

Disons-le d’emblée : il n’y a qu’un Mercure, ou plutôt deux : l’un volatil, et l’autre fixé en sel par le soufre. Celui-là est connu dans tous les lieux et dans tous les temps par ceux qui ont reçu de le connaître. Néanmoins, les mots pour l’enseigner différant selon les circonstances, il est nécessaire, par souci de clarté, de se limiter. Nous avons donc choisi d’étudier ce qu’en disent les Latins.

                                                               

LE  NOM  DE  MERCURE

Mercari, en latin, signifie proprement acheter, marchander, trafiquer. Un mercator est un commerçant. Son rôle est non seulement d’acheter et de vendre, ce qui nécessite de nombreux voyages aller-retour, mais aussi de parler, car son sermon permet de rapprocher et de lier les deux parties. Le mot sermon provient en effet d’une racine signifiant ce lien.

Mercure, lui, accomplit ses trajets entre le haut et le bas. C’est ce que confirme Servius :

« D’après certains, les Latins disent Mercurius, comme si c’était Medicurrius (qui court comme intermédiaire) vu qu’il court (intercurrat) sans arrêt entre le ciel et les enfers. »[3]

 

On pourrait proposer bien d’autres étymologies de ce nom énigmatique. Par exemple, la première partie de son nom, MER, viendrait de mereo (mériter, gagner sa récompense, acquérir). Mercure porte d’ailleurs une bourse

Il y a aussi merus, qui signifie pur.

Quant à la deuxième partie, CURE, elle pourrait faire allusion à cura (le souci) qui, aux dires de Festus, brûle (urit) le cœur (cor).[4]

Ô miracle du cœur ! Qui flambe de désir, qui a cure du pur Mercure ?

On trouve même à Délos la transcription latine Mirqurios[5], ce qui laisserait supposer en grec mhr-kurioj signifiant « maître de la cuisse ».

Pourrait-on y voir aussi la racine marquer qui est pourtant germanique ? En tout cas, les Étrusques qui représentaient souvent le dieu sur des miroirs circulaires gravés l’appelaient parfois Turms. D’aucuns ont vu dans ce vocable soit la transcription de Ermhj (Hermès), soit celle du mot terminus (terme).[6] Il est vrai, d’ailleurs, qu’on appelait Hermès également des bornes de pierre… Nous y reviendrons.

 

Quoi qu’il en soit, on consacra à Mercure un temple circulaire à Rome en 495 avant  J.-C. aux ides de MAI, et cette date demeura celle de sa fête chez les marchands.

 

LA NAISSANCE DE MERCURE

L’origine de Mercure revêt, on s’y attendait, un caractère non ordinaire… Dans l’Énéide, Énée le fait remarquer à l’Arcadien Évandre :

« Vobis Mercurius Pater est, quem Candida Maia
Cyllenae gelido conceptum vertice fudit. »
« Votre Père est Mercure, que la candide MAIA
répanditconçu, au sommet gelé du Cyllène. » (Én. VIII, 138)

Curieux endroit pour accoucher, curieux termes également ! Accouche-t-on quand l’enfant est conçu ou lorsqu’il est arrivé à maturité ? Et depuis quand les femmes répandent-elles leur enfant dans les froidures montagneuses ? Le terme précis est fundere (fondre, couler) !               

Les animaux, eux, mettent bas. Ici, la nymphe Maia « met haut », et l’enfant semble fluide ! 

Servius excuse le terme en disant qu’un accouchement rapide est un présage de félicité pour les enfants, et que, de plus, le poète a voulu montrer la rapidité dont faisait preuve Mercure dès sa naissance.[7] Tout cela n’est pas faux, bien sûr.

Quant au Cyllène, c’est la montagne d’Arcadie où Maia s’était unie à Jupiter, et si la très ancienne Maia ou Magia des Romains est bien identique à celle des Grecs, le mois de mai (maius) lui est particulièrement consacré. Mercure lui-même aurait donné ce nom au mois en souvenir de sa mère.[8] Un tel sommet gelé ne signifie donc nullement l’hiver, mais bien le printemps prometteur…

« Maius noster, dit Pernety, c’est la rosée philosophique et l’aimant des sages. »[9]

Maia était associée à Vulcain qui n’est autre qu’un feu descendu et boiteux. De plus, Virgile qualifie cette Maia de candida, car elle est blanche, brillante, suite à un embrasement (candeo)… Le secret aérien de la neige suppose donc un feu volcanique :

« La pierre est ainsi jetée à terre ; toutefois elle n’y reste pas méprisée, mais elle est exaltée sur les montagnes, l’Athos, le Vésuve, l’Etna et leurs pareils qui vomissent des flammes, et que l’on voit en très grand nombre en diverses parties du globe. Car en eux brûle un feu perpétuel qui sublime la pierre et la porte à la dignité suprême. »[10]

Arrêtons-nous un instant, et au lieu de nous perdre dans la multitude des détails et des pièges tendus par ce « Mercure aux mille tours », efforçons-nous de comprendre synthétiquement les données énumérées jusqu’ici. Laissons donc les actions du dieu dont les descriptions imagées peuvent s’étendre à l’infini, et concentrons-nous sur cette origine mystérieuse.

Maia conçoit de Jupiter sur une montagne.
Maia accouche sur une montagne.
Maia était fille d’Atlas, un géant transformé en montagne.
Un géant est un être né de la terre (gi-gas, de gignw (naître) et de gh (terre).

Qu’est-ce qu’une montagne ? Une terre élevée, une terre qui s’élève sous l’action d’un feu souterrain. On peut prendre cela à la lettre, bien sûr, mais il est permis aussi de penser qu’une certaine terre peut, dans certains cas, s’élever. Pensons aux innombrables montagnes saintes, sacrées comme les monts Horeb, Moriah ou Sinaï des Hébreux.[11] Pensons au Tmolus des Grecs qui était à la fois une montagne et un homme.

Pensons aussi à Pélée[12], le père d’Achille, dont Michaël Maïer dit :

«  Son Père est Pélée, c’est-à-dire la terre ou le mont Pélée, et sa mère Thétis, déesse de la mer ou des eaux. » [13]

Ceux qui ne seraient pas convaincus de ce que les montagnes des sages indiquent une expérience particulière et mystérieuse se donneront bien du mal s’ils veulent interpréter la curieuse opinion que voici :

« Et est lapis, cuius minera generatur in capite montium, et Philosophus voluit dicere montes pro animali ».

« C’est une pierre dont la minière s’engendre sur la tête des montagnes, et le Philosophe a voulu dire  montagnes  pour  animal ». [14]

Notre géant, Atlas, est antérieur à la génération des Olympiens et manque donc encore de mesure. 

Quant à la métamorphose d’Atlas en montagne d’Afrique du Nord, elle serait due à la tête de la Méduse que Persée lui aurait présentée. Quelle terrible expérience !

Nous n’en saurons pas plus, si ce n’est que :

« En la sainte montagne où l’azur se dépose, Amour se crée un corps que du feu lie en l’or. »[15]

 

ET  MERCURE  S’EST  FAIT  HOMME

Dans la deuxième ode d’Horace au livre I, le poète s’écrie :

« Quem vocet divum populus ruentis
imperi rebus ? »
« Lequel des dieux le peuple invoquerait-il
pour les affaires de l’empire qui s’écroule ? » (v. 25)

Et après avoir nommé Vesta, Apollon, Vénus et Mars, il termine par Mercure prenant les traits d’Auguste vengeant la mort de César :

« Sive mutata juvenem figura
Ales in terris imitaris, almae
Filius Maiae, patiens vocari
Caesaris ultor.
 
Serus in coelum redeas, diuque
Laetus intersis populo Quirini
Neve te nostris vitiis iniquum
Ocior aura
 
Tollat. Hic magnos potius triumphos
Hic ames dici Pater atque Princeps,
Neu sinas Medos equitare inultos,
Te duce, Caesar. » 

« …Ou bien toi, fils ailé de la nourrissante Maia, si en changeant de figure, tu prends sur terre l’image d’un jeune héros, en souffrant d’être appelé « vengeur de César ».

Remonte tard  au ciel et sois longtemps heureux parmi le peuple de Quirinus. Qu’une brise trop prompte ne t’enlève pas, hostile à nos vices.

Qu’ici au contraire, par de grands triomphes, tu aimes d’être appelé Père et Prince sans y laisser chevaucher les Mèdes impunis.

Et cela, sous ta conduite, César. » (v. 41 et suiv.)

On aurait tort de limiter tout cela à une belle image poétique. Le dieu Mercure, le dieu éloquent doit réellement s’incarner et seule la présence de son VERBE manifesté protège le peuple. Rendons à César ce qui est à César : Sous Auguste, le Verbe a pu s’exprimer en l’âge d’or virgilien notamment. Certes, en ce monde, il ne fait qu’emprunter la figure de quelqu’un, mais si on le repousse, il retourne au ciel, hostile à nos vices, sans faire contrepoids (iniquum). Et c’est la catastrophe ! Les Juifs n’ont rien enseigné d’autre lorsqu’ils disent que le juste est le pilier du monde.

« Le plus grand malheur est d’avoir perdu sa trace ici-bas, mais qui le sait ? »[16]

Revenons un instant à Tot pour constater avec stupeur que même les Jésuites ont assimilé son incarnation terrestre avec le personnage de Moïse :

« … Quand on sçait enfin par Socrate et par Platon dans le Phèdre, que les Égyptiens reconnoissoient (aussi bien que les Phoeniciens) pour leur premier Maître, le fameux Theuth, ou Thoth, ou Taautus, qui est le Mercure imaginaire des Grecs, et le vrai Législateur des Juifs, c’est-à-dire, Moïse… »[17]

 

LE  CYLLÉNIEN  VOLEUR

Le mont Cyllène où est né Mercure, vient du grec kulloj, courbé, tordu, déformé. Selon Festus, cela indiquerait ceux qui n’ont pas l’usage de certaines parties du corps. On aurait attribué cet adjectif à Mercure car son discours accomplit tout sans l’usage des mains. Ce serait la raison pour laquelle les bornes (les hermès de pierre) étaient façonnées en bustes carrés sans bras.

Toutefois, à l’origine, ces poteaux indicateurs ne représentaient qu’un phallus, pour se transformer progressivement en têtes d’Hermès sans bras, mais affectés d’un sexe en érection. On les trouvait aux carrefours des chemins. Le sens nous paraît clair : celui qui suit l’Hermès dressé ne se trompe pas de piste mercurielle. Quant aux autres, ils rêvent et …errent.  

Peu à peu, les hermès–bornes ont porté les figures de tous les dieux : on voyait ainsi un  peu  partout  des hermhermès, des hermathéna, des hermarès, des hermhéraclès etc.

 

La raison nous en paraît plus doctrinale qu’esthétique : Hermès en effet se trouve à la base de la manifestation de tous les dieux qui ne sont que des transformations du mercure des philosophes dans les étapes du Grand Œuvre.     

Le Verbe-Logos incarné et redressé est le véritable sexe qui engendre :

« … et par Lui tout a été fait. » disait saint Jean dans le célèbre prologue de son Évangile. Les Anciens païens le proclamaient aussi, mais les gens épais ont voulu le comprendre en sens grossier. Pourtant, le saint Évangile lui aussi doit être annoncé en sens agile !

Une autre explication du mot Cyllène nous fait mieux toucher la racine du problème.

Cyllène, en effet, désigne également une île d’Arcadie où naît la fameuse plante môly si chère à Homère et dont EH a si admirablement révélé la nature :

«  … ce qui est en bas, cette racine minérale si longtemps languissante sans chymie. »

Mercure permet à cette racine courbée (kulloj) de se réunir à son volatil.

Quant à la deuxième partie du mot Cyllène (lhnoj), elle signifie soit un objet creux, un cercueil, une boîte crânienne, ou une cavité où s’emboîte le mât d’un vaisseau. Mais il s’agit aussi et surtout d’une cuve de pressoir, ce qui nous amènerait immédiatement aux mystères de Bacchus et du vase des philosophes…Seul un philosophe-par-le-feu pourrait confirmer ou infirmer notre hypothèse !

Il nous reste à indiquer pourquoi le Cyllénien est traité de voleur. La réponse nous est fournie par Maïer :

« On dit qu’il fut élevé par Vulcain et qu’il a un penchant prononcé pour les larcins, parce que Mercure apprend à supporter le feu, lui qui est volatil et emporte avec lui ce à quoi il est mélangé. »[18]

Ce caractère voleur ne devrait pas trop inquiéter les Chrétiens, puisqu’il est dit dans l’Apocalypse :

« Je viendrai la nuit comme un voleur (Apoc.XVI, 15) »

Les quelques problèmes énoncés ici seraient rapidement résolus par une expérimentation manuelle de cette eau bénite appelée mercure, car c’est elle qui donne accès au temple du Verbe incarné. Dans ce cas,

« Pourquoi m’étendre ? Les volumes des auteurs chymiques n’enseignent rien d’autre que Mercure et ils confirment suffisamment son pouvoir par ce simple petit vers :

Mercure contient tout ce que cherchent les Sages.

Il faudra donc le rechercher jusqu’à ce qu’on le trouve, en quelque endroit qu’il réside : dans l’air, le feu, l’eau ou la terre. Car il est vagabond, il court tantôt ici, tantôt là pour le service des dieux chymiques, comme étant leur commissionnaire… »[19]

            Mercure se dit en mantique d’Élu…
            ( EH, aphorisme 80 )

Stéphane FEYE

  


[1] Cfr César, Bellum Gallicum VI, 17.
[2] Cfr Michaël Maïer, Arcana Arcanissima, l. 3, p. 142 : « … quod Aegyptii Mercurium sua lingua Theut vocaverint, ac Germani, qui forte a Mercurii cultu se Theutonos sive Teutschen indigetarint, longe ante Romanorum adventum in Germaniam Mercurium in sylvis una cum Marte coluerint., s.l.n.d. (1659 ? 1614 ?)
[3] Cfr Servius, in Verg. Aen. VIII, 138.
[4] Cfr Roberti Stephani, Thesaurus Linguae Latinae, sub art. Cura, Basileae, 1711.
[5] Cfr Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, tome III, p. 1818, Hachette, Paris, 1918.
[6] Cfr  id., ibidem, p. 1817.
[7] Servius, op. cit., VIII, 139.
[8] Cfr Ovide, Fastes V, 103.
[9] Dom A.J. Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, sub art. Maius noster, p. 203, Bibliotheca hermetica, Denoêl, Paris, 1972.
[10] Michaël Maïer, Atalante fugitive, Librairie de Médicis, Paris, 1969, p. 273.
[11] Cfr EH, Le Fil de Pénélope, I, p. 306.
[12] Notons que  phloj  signifie matière liquide épaisse, boue, matière dont l’homme est formé. Le Sinaï des Hébreux est, lui aussi, une boue.
[13] Michaël Maïer, Atalante fugitive, op. cit., p. 267.
[14] Calid, Liber secretorum artis, in Manget, Bibliotheca chemica curiosa, tome II, Genève, 1702,  p. 187.
[15] EH, Aphorismes du Nouveau Monde, n° 5, in Fil d’Ariane, n° 63-64, p. 9.
[16] EH, Le Fil de Pénélope, I, p. 263.
[17] Michel Mourgues, S.J. Plan théologique du Pythagorisme, tome II, Paris, 1712, p. 435.
[18] M. Maïer : Atalante Fugitive, op. cit. p.274.
[19] M. Maïer : id. ibid. p. 274.

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