Écrit par : Farîd-ud-Dîn 'Attar -
Garcin de Tassy (trad.)
Titre :  Le langage des oiseaux
Date de parution : 1996
Éditeur : Albin Michel
 
 
 
 
 

Farîd-ud-Dîn ‘Attar, Le langage des oiseaux, traduit du persan par Garcin de Tassy, Paris, Albin Michel, 1996.

Farîd-ud-Dîn ‘Attar est considéré comme le second plus grand poète mystique persan, après Jajâl al-Dîn Rûmî, qui le considérait d’ailleurs comme un maître : « Il a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle », dit-il de lui. Il vécut de 1119 à 1230.

Dans son grand poème Mantiq al-Ṭayr, « Le langage des Oiseaux », ‘Attar décrit le cheminement spirituel de l’Homme, sous forme d’un grand voyage des oiseaux en quête d’un roi. Chaque discours, chaque épisode du voyage est illustré par des fables allégoriques, tirées de la mythologie persane, du judaïsme et de l’histoire de l’Islam.

Un jour, tous les oiseaux du monde se rassemblèrent, constatant qu’ils n’avaient pas de roi. Après avoir vainement cherché un candidat parmi eux, la huppe – se présentant comme « le messager du monde invisible », ayant servi de guide à Salomon – décrivit à ses semblables un oiseau étonnant :

Nous avons un roi légitime, il réside derrière le mont Câf. Son nom est Simorg ; il est le roi des oiseaux. Il est près de nous, et nous en sommes éloignés. Le lieu qu'il habite est inaccessible, et il ne saurait être célébré par aucune langue. Il a devant lui plus de cent mille voiles de lumière et d'obscurité. Dans les deux mondes, il n'y a personne qui puisse lui disputer son empire. Il est le souverain par excellence ; il est submergé dans la perfection de sa majesté. Il ne se manifeste pas complètement même au lieu de son séjour, auquel la science et l'intelligence ne peuvent atteindre. Le chemin est inconnu, et personne n'a assez de constance pour le trouver, quoique des milliers de créatures le désirent. L'âme la plus pure ne saurait le décrire, ni la raison le comprendre. (pp. 48-49)

Elle dit encore ceci :

Chose étonnante ! ce qui concerne le Simorg commença à se manifester en Chine au milieu de la nuit. Une de ses plumes tomba donc alors en Chine, et sa réputation remplit tout le monde. Chacun prit le dessin de cette plume, et quiconque la vit prit à cœur l'affaire. [...] Cette trace de son existence est un gage de sa gloire ; toutes les âmes portent la trace du dessin de cette plume. (p. 50)

Cependant, aussitôt ce discours terminé, les récalcitrants ne tardèrent pas à trouver des excuses à en tous genres, à n’en plus finir : l’orgueil, la crainte, l’attachement à leur petite branche...

La perruche : « Des gens vils et des cœurs d'acier, dit-elle, m'ont enfermée, toute charmante que je suis, dans une cage de fer. » (p. 55)

Le humay : « Tout le monde cherche à s'abriter à l'ombre de ses ailes, dans l'espoir d'en obtenir quelque avantage. Comment rechercherais-je l'amitié de l'altier Simorg, puisque j'ai la royauté à ma disposition ? » (pp. 64-65)

Le héron : « A une créature comme moi, l'amour de l'Océan suffit ; cette passion suffit à mon cerveau. Je ne suis actuellement en souci que de l'Océan ; je n'ai pas la force d'aller trouver le Simorg ; je demande grâce. Celui qui ne recherche qu'une goutte d'eau pourra-t-il s'unir au Simorg ? » (p. 70)

D’autres : « Je suis couvert de fautes ; ainsi, comment me mettre en route ? La mouche, qui est toute souillée, sera-t-elle digne du Simorg au Caucase ? » (p. 124)

« Je suis efféminé de caractère, et je ne sais que sauter d'une branche à l'autre » (p. 131)

À toutes ces excuses, la huppe répondit :

« Ce bas monde tout entier n'est qu'un chauffoir de bains, et ton château en fait partie. Quand même ton château serait pour toi l'éternité et le paradis, avec la mort te viendrait néanmoins la prison de la peine. Si la mort n'exerçait pas son empire sur les créatures, il te conviendrait seulement alors de rester dans la demeure. » (p. 149)

Ou encore : « Si tu veux emporter le monde avec toi, tu mourras sans l'avoir vu. Ta vie s'est écoulée à chercher à voir le monde ; mais as-tu pu porter remède à ta peine ? Si tu n'agis pas sans ton âme vile, ton précieux, esprit se perdra dans la fange. » (p. 153)

D’autres oiseaux étaient plus favorables au départ et à la quête du Simorg, mais ne semblaient pas encore en voir la transcendance absolue. Par exemple, l’un d’entre eux dit :

Que demanderai-je au Simorg si j'arrive au lieu qu'il habite ? Puisque par lui le monde sera lumineux, pour moi j'ignore ce que je pourrai lui demander. Si je savais quelle est la meilleure chose au monde, je la demanderais au Simorg quand j'arriverai au lieu qu'il habite. » La huppe dit : « ô insensé ! quoi ! tu ne sais que demander ? Mais demande donc ce que tu désires le plus. Il faut que l'homme sache ce qu'il doit demander. Or le Simorg vaut mieux lui-même que tout ce que tu peux souhaiter. (p. 216)

Ensuite, la huppe décrivit plus précisément le chemin à parcourir :

« Nous avons, répondit la huppe, sept vallées à franchir, et ce n'est qu'après ces vallées qu'on découvre le palais du Simorg. Personne n'est revenu dans le monde après avoir parcouru cette route. [...] « La première vallée qui se présente est celle de la recherche (talab) ; celle qui vient ensuite est celle de l'amour (‘ischc), laquelle est sans limite ; la troisième est celle de la connaissance (ma’rifat), la quatrième celle de l'indépendance (istignâ), la cinquième celle de la pure unité (tauhîd), la sixième celle de la terrible stupéfaction (hairât), la septième enfin celle de la pauvreté (facr) et de l'anéantissement (fanâ), vallée au-delà de laquelle on ne peut avancer. Là tu seras attiré et cependant tu ne pourras continuer ta route ; une seule goutte d'eau sera pour toi comme un océan. (p. 229-230)

Elle décrit alors les vallées l’une après l’autre :

Tawhîd : « Lorsque le voyageur spirituel est entré dans cette vallée, il disparaît ainsi que la terre même qu'il foule aux pieds. Il sera perdu, parce que l'Être unique sera manifeste ; il restera muet, parce que cet être parlera. La partie deviendra le tout, ou plutôt elle ne sera ni partie ni tout. Ce sera une figure sans corps ni âme. De chaque quatre choses, quatre choses sortiront, et de cent mille, cent mille. Dans l'école de ce merveilleux secret, tu verras des milliers d'intelligences les lèvres desséchées par le mutisme. Qu'est ici l'intelligence ? elle est restée au seuil de la porte, comme un enfant aveugle-né. Celui qui a trouvé quelque chose de ce secret détourne la tête du royaume des deux mondes ; mais un tel individu ne se trouve pas dans le monde, et y trouve-t-on l'odeur de ce secret ? L'être que j'annonce n'existe pas isolément ; tout le monde est cet être ; existence ou néant, c'est toujours cet être. » (pp. 264-265)

Facr et fanâ : « Or, puisque tous se sont égarés dès le premier pas, on peut les considérer comme appartenant au règne minéral, quoiqu'ils soient des hommes. Le bois d'aloès et le bois de chauffage mis au feu se réduisent tous les deux également en cendre. Sous deux formes ils ne sont, en effet, qu'une pareille chose, et cependant leurs qualités sont bien distinctes. Un objet immonde a beau tomber dans un océan d'eau de rose, il restera dans l'avilissement à cause de ses qualités propres. Mais si une chose pure tombe dans cet océan, elle perdra son existence particulière, elle participera à l'agitation des flots de cet océan ; en cessant d'exister isolément, elle sera belle désormais. Elle existe et n'existe pas. Comment cela peut-il avoir lieu ? Il est impossible à l'esprit de le concevoir. (p. 279)

« [...] toi dont l'existence est mêlée avec le néant, et dont le bonheur est mêlé à la douleur ! tant que tu ne seras pas resté pendant quelque temps dans l'inquiétude, comment pourras-tu apprécier le repos ? Tu t'agites comme l'éclair, la main ouverte, et tu es arrêté par des balayures devant un peu de neige. Y songes-tu ? Entre vaillamment (dans le chemin spirituel), brûle la raison et livre-toi à la folie. Si tu veux user de cette alchimie, montre-toi au moins une fois. Réfléchis un peu, et, à mon exemple, renonce à toi-même ; occupe-toi quelques instants, au dedans de ton âme, de tes propres pensées, en sorte que tu parviennes à la fin à la pauvreté spirituelle (facr) et à la perfection du goût de l'abnégation. » (p. 287)

Enfin, seuls trente oiseaux arrivèrent au terme de ce voyage, « vieillis, sans plumes ni ailes, abattus et le corps dans le plus affreux état, sans tête ni pattes, que dis-je, sans corps. ». (p. 291) Voici une partie le discours final du Simorg :

L'âme de ces oiseaux s'anéantit entièrement de crainte et de honte, et leur corps, brûlé, devint comme du charbon en poussière. Lorsqu'ils furent ainsi tout à fait purifiés et dégagés de toute chose, ils trouvèrent tous une nouvelle vie dans la lumière du Simorg. [...] Le soleil de la proximité darda sur eux ses rayons, et leur âme en fut resplendissante. Alors dans le reflet de leur visage ces trente oiseaux (sî morg) mondains contemplèrent la face du Simorg spirituel. Ils se hâtèrent de regarder ce Simorg, et ils s'assurèrent qu'il n'était autre que sî morg. Tous tombèrent alors dans la stupéfaction ; ils ignoraient s'ils étaient restés eux-mêmes ou s'ils étaient devenus le Simorg. Ils s'assurèrent enfin qu'ils étaient véritablement le Simorg et que le Simorg était réellement les trente oiseaux (sî morg). Lorsqu'ils regardaient du côté du Simorg ils voyaient que c'était bien le Simorg qui était en cet endroit, et, s'ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu'eux-mêmes étaient le Simorg. Enfin, s'ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s'assuraient qu'eux et le Simorg ne formaient en réalité qu'un seul être.

Ainsi, Simorg – qui signifie en persan « trente oiseaux » – n’est qu’un miroir pour l’âme, une fois qu’elle a été purifiée :

« Le soleil de ma majesté, dit-il, est un miroir ; celui qui vient s'y voit dedans, il y voit son âme et son corps, il s'y voit tout entier. Puisque vous êtes venus ici trente oiseaux, vous vous trouvez trente oiseaux (sî morg) dans ce miroir. S'il venait encore quarante ou cinquante oiseaux, le rideau qui cache le Simorg serait également ouvert. Quoique vous soyez extrêmement changés, vous vous voyez vous-mêmes comme vous étiez auparavant. [...] Je suis l'essence même du véritable Simorg. Anéantissez-vous donc en moi glorieusement et délicieusement, afin de vous retrouver vous-mêmes en moi. Les oiseaux s'anéantirent en effet à la fin pour toujours dans le Simorg ; l'ombre se perdit dans le soleil, et voilà tout. (pp. 295-296)

Dans la première partie de l’ouvrage, on trouve aussi le fameux et magnifique récit du Sheikh San’ân (pp. 85-107), que nous résumons ici :

San’ân était parmi les Sheikhs les plus influents et les plus respectés de la Mecque. Il passait sa vie en prières et en jeûnes dans sa retraite, avait accompli quatre ou cinq fois le pèlerinage, et avait à sa suite quatre-cent disciples. Une nuit, il eut une vision étrange, dans laquelle il se vit adorer une idole en Grèce. Cette vision lui apparut plusieurs fois de suite.

Surpris par ce rêve, il décida de partir pour la Grèce avec ses disciples. À peine arrivé dans ce pays, il y vit, dans une petite rue, appuyée sur la balustrade d’un balcon, une jeune chrétienne à la beauté éblouissante, « d’une figure angélique, qui possédait des facultés contemplatives dans le chemin de Dieu » (p. 86). « Dès qu’elle eut levé son voile, le cœur du Sheikh déjà asservi s’enflamma » (p.87) Il en tomba éperdument et violemment amoureux. Dès lors, tourmenté par l’amour, ayant perdu raison et réputation, il resta jour et nuit sous son balcon, assis dans la poussière, à attendre qu’elle paraisse. Ses disciples tentèrent en vain de le ramener sur le droit chemin, par des exhortations, remontrances, prières, jeunes et invitations au repentir. À cela, il répondait : « Personne n’est plus repentant que moi, de n’avoir pas été amoureux jusqu’ici. » (p. 90)

Enfin, la jeune fille parut, et le Sheikh lui fit part de sa passion dévastatrice, et de son désir de s’unir à elle ou de mourir. Après s’être moquée du Sheikh, la jeune fille finit par accepter, en posant toutefois quatre conditions : « Te prosterner devant les idoles, brûler le Coran, boire du vin, fermer les yeux à la religion positive » (p. 94). Devant le refus du Sheikh d’une partie des conditions, la jeune fille nia l’authenticité de son amour pour elle. Enfin le Sheikh accepta, commit ces quatre abominations, et se ceignit finalement du zonnâr, signe distinctif des chrétiens. Il s’abaissa même à garder les porcs de la famille de la jeune chrétienne pendant un an. L’infamie du Sheikh se répandit dans tout le pays.

Désespérés et confus, ses disciples rentrèrent bredouille à la Mecque, expliquant ce qui s’était passé. Un ami proche du Sheikh, apprenant l’affaire, leur reprocha leur attitude, et les renvoya en Grèce, les invitant à prier jour et nuit, d’une seule voix. Enfin, Mahomet en personne apparut à l’un des disciples et l’informa que leur prière commune avait été entendue, et que leur maître venait d’être délivré de sa passion. Et de fait, peu après, ils le virent approcher, libéré de toute passion et du christianisme, honteux de la situation dans laquelle il s’était trouvé. Ils reprirent tous ensemble la route pour la Mecque.

En même temps, le Soleil apparut en songe à la jeune chrétienne, lui disant de suivre son Sheikh dans la vérité ; celui-ci, prévenu de la chose en songe, rebroussa chemin pour retrouver sa belle. Celle-ci exprima elle aussi son regret et son désir de suivre désormais la vraie voie, l’Islam. Cependant, à bout de forces, elle s’évanouit, et mourut dans les bras de son Sheikh.

Cette belle histoire figure du retour de l’âme vers Dieu ; il s’agit d’un récit d’initiation, d’auto-purification. Alors que le Sheikh suivait auparavant une religion extérieure, faite de rites, de lois et de pratiques, cette crise totale lui a ensuite permis de se purifier, puis de réintégrer un Islam beaucoup plus intérieur, profond, vécu, basé sur l’amour, une véritable « religion du cœur »[1]. De nombreux exégètes ont vu dans la belle chrétienne un symbole de l’intellect humain, qui est nécessaire dans la quête de l’homme vers Dieu, mais doit forcément mourir au dernier stade de l’initiation et du retour à Dieu[2].

Citons encore quelques autres passages intéressants :

Un pieux adepte fit un jour à Nûrî cette demande : « Comment pourrai-je jamais arriver à l'union (mystérieuse avec Dieu) ? » — Il y a à traverser pour cela, répondit-il, sept océans de lumière et sept de feu, et à parcourir un chemin fort long. Lorsque tu auras franchi ces sept océans, alors un poisson t'attirera à lui en un instant, poisson tel que, quand il respire de sa poitrine, il attire les premiers et les derniers. Ce poisson merveilleux n'a ni tête ni queue ; il se tient au milieu de l'océan paisible de l'indépendance, il entraîne, comme un crocodile, les deux mondes en un instant ; il attire sans exception toutes les créatures. (p. 288).

« Tout ce qu'on aperçoit en haut et en bas dans l'existence, chaque atome enfin est un autre Jacob qui demande des nouvelles de Joseph, qu'il a perdu. » (p. 234)

O toi qui es en marche dans le chemin spirituel ! ne lis pas mon livre comme une production poétique ou de magisme, mais lis-le comme se rapportant à l'amour spirituel, et juge, par une seule sensation de ton amour, de ce que peuvent être mes cent douleurs amoureuses. Celui-là lancera jusqu'au but la, boule du bonheur, qui lira (mon livre) animé de cet amour. Laisse là l'abstinence et la vulgarité ; il ne faut ici que l'amour, oui, l'amour et le renoncement. Quiconque possède cet amour, qu'il n'ait pas d'autre remède que de renoncer à son âme. (p. 309)

O mon cœur ! reçois cet avertissement au milieu de ce tourbillon de malheur. Reste attentif et vigilant, car la mort est à tes trousses. Je t'ai fait entendre le langage des oiseaux et tous leurs discours. C'est à toi de comprendre, ô ignorant ! Les oiseaux sont du nombre des amants, lorsqu'ils s'envolent de leur cage avant la mort. Chacun d'eux s'est expliqué et énoncé différemment, car chacun a une manière particulière de s'exprimer. Il a trouvé avant le Simorg la pierre philosophale, celui qui a compris le langage de tous ces oiseaux. (p. 312)

Si tu crois être en possession du secret, cherche-le encore, appliques-y ton existence, verse ton sang et cherche-le sans cesse. (p.314)

[1] Saccone, Carlo, Il maestro Sufi e la bella cristiana, Carducci, 2005, p. 192.

[2] Ibid., pp. 287-309.

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