La lettre et l'esprit

La lettre tue, mais l'esprit [le souffle] vivifie. (II Corinthiens III, 6)

INTRODUCTION

Qu'est-ce que la lettre ?

Dans le texte grec du Nouveau Testament, c'est le mot gr£mma, « caractère gravé », « caractère d'écriture », « texte écrit », du verbe gr£fein, « écrire »1. La « lettre », c'est donc le texte écrit, composé de mots, eux-mêmes composés de caractères ou de lettres.

Nous serions tentés de comprendre la phrase de saint Paul, citée en épigraphe, dans le sens que si « la lettre tue », elle nous est inutile et même nuisible, et qu'il faut la rejeter pour ne chercher que « l'esprit qui vivifie ».

Si nous nous plaçons dans la mentalité de la primitive Église chrétienne, nous constatons que la lettre représentait et désignait le texte de l'Ancien Testament, c'est-à-dire la Torah de Moïse et les Livres des prophètes d'Israël.

C'est donc toute la tradition juive qui est en jeu ici, à une époque où la révélation apportée par l'Évangile de Jésus-Christ se répandait dans un monde gréco-romain, c'est-à-dire le monde des gentils, complètement étranger au monde des Hébreux. Ces gentils étaient naturellement disposés à abandonner et à rejeter les Écritures hébraïques, ce que certaines sectes chrétiennes primitives avaient déjà fait. L'esprit apporté par l'Évangile, littéralement la « bonne nouvelle », devait suffire à tout.

Cependant l'Église chrétienne, à la suite de saint Paul et des premiers Pères de l'Église, n'a jamais cédé à cette tentation, et a conservé les livres de la Loi de Moïse et des prophètes, comme partie intégrante du patrimoine chrétien. Pourquoi ?

Souvenons-nous que Jésus lui-même n'a pas rejeté la lettre de la Loi et des prophètes d'Israël :

" N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi et les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir 2. Car, en vérité je vous le dis, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un menu trait3 ne passera de la Loi que tout ne soit arrivé. [...] Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux " (Matthieu V, 17 à 20).

La lettre est nécessaire et ne doit pas être rejetée. Elle est comme le support de l'esprit, de même que le corps de l'homme sert de support à son esprit. Sans le corps, l'esprit ne peut s'exprimer. Les Pères de l'Église, fidèles à la tradition primitive, ont affirmé que l'esprit n'est pas séparé de la lettre, qu'il est contenu et, d'abord, caché en elle. La lettre est bonne et nécessaire parce qu'elle conduit à l'esprit, elle est son instrument et sa servante.

La lettre donc ne peut être oubliée, puisqu'elle est comme le chemin indispensable qui conduit à l'esprit vivifiant.

Mais alors, pourquoi est-il dit que « la lettre tue » ?

Après avoir affirmé qu'il n'est pas venu abolir la Loi et les prophètes, Jésus ajoute : « Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes4 et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ». Et Origène de préciser dans son Commentaire sur l'Évangile de saint Matthieu :

" Ce n'est pas à cause de la Loi [c'est-à-dire la lettre], à laquelle ils semblaient croire, que les pharisiens n'étaient pas la plantation du Père, mais à cause de leur mauvaise interprétation de la Loi et de ses textes " 5.

La lettre tue si nous la comprenons charnellement, c'est-à-dire avec notre intelligence d'homme déchu, avec notre compréhension raisonnable, basée sur nos sens abêtis, par suite de la chute originelle, privés, coupés de l'Esprit d'en haut. Cette intelligence-là ne nous donne qu'une compréhension historique, morale ou sociale, charnelle somme toute, de la lettre prophétique. C'est pourquoi elle tue, puisque l'esprit qui donne le sens vrai ne vient pas la vivifier, et nous mourons esclaves dans la terre d'exil.

Cette optique-là n'a pas permis aux pharisiens de voir que Jésus ne faisait que confirmer la Loi de Moïse, à laquelle ils étaient attachés, et qu'il était là pour l'accomplir. C'est cette même perspective qui pousse les pharisiens actuels à clouer le Christ sur la croix de l'histoire et à transformer son enseignement en préceptes moraux ou sociaux. C'est cette même interprétation qui conduit les raisonnables de tous les temps à rejeter et à condamner les prophètes et leur enseignement au nom de la tradition ancienne, que ces derniers réalisent sous leurs yeux d'aveugles.

" Si vous croyiez Moïse, en effet, vous me croiriez aussi ; car c'est de moi qu'il a écrit. Mais si vous ne croyez pas ses écrits, comment croirez-vous mes paroles ? " (Jean V, 46 et 47)

Ainsi donc, toute Écriture inspirée possède une lettre et un esprit. La vérité est dans la façon de la lire : si on lit l'Ancien Testament dans l'optique messianique, on lit le Nouveau Testament, mais si on lit les Évangiles avec le cœur des scribes et des pharisiens, on lit l'Ancien Testament, c'est-à-dire la loi, la lettre morte. Le Nouveau Testament n'ajoute rien aux autres Écritures, et « si l'Ancien Testament est compris spirituellement, il ne diffère en rien du Nouveau », disait un Père de l'Église, nommé Hervé du Bourg-Dieu6.

Chaque Écriture inspirée se transmet au moyen d'une lettre qui diffère de celle des autres Écritures et on ne peut les unifier que par le même esprit vivifiant qui les illumine toutes.

Aucun prophète n'a jamais contredit un autre prophète.

Lorsqu'on lit le même objet dans tous les livres inspirés, on lit dans le livre naturel. « C'est le livre qui se trouve dans l'homme », et qui se découvre selon la manière de lire les livres inspirés.

C'est pourquoi le Zohar fait ce commentaire :

" Pourquoi est-il écrit : « Dans le Livre » (Nombres XXI, 14), et non pas : « dans la Torah [la Loi de Moïse] » ? On répond : Il y a ici un secret élevé, à savoir qu'il y a un lieu pour le Saint-béni-soit-Il, appelé Livre. C'est ce qui est écrit : « Cherchez dans le Livre de IHVH et lisez » (Isaïe XXXIV, 16), puisque toute la force et puissance des Œuvres du Saint-béni-soit-Il dépend de ce Livre et émane de lui " 7.

Il semble que l'objet du Grand Oeuvre des sages soit double, deux choses en une, ce qu'ils appellent leur Re-bis 8 : une matière fixe qui est comme la lettre, inutile par elle-même, si elle n'est unie à son volatil, qui est comme son esprit. Les deux doivent être unis, comme l'homme et la femme, comme la terre et le ciel, pour produire le Fils triomphant, la Pierre victorieuse.

Cet objet repose dans la crèche de Bethléem et c'est là que les mages le contemplent. C'est pourquoi le Père de l'Église Rupert de Deutz, affirme : Omnem Scripturae universitatem, omne verbum suum Deus in utero virginis coadunavit, « toute l'universalité des Écritures, toute sa parole, Dieu l'a rassemblée dans le sein de la Vierge »9.

La connaissance de cet objet est un don de Dieu, c'est l'adoration des mages et des bergers, qui seuls possèdent l'intelligence des livres saints, parce que cet objet est « passé », « présent » et « futur ». Louis Cattiaux semble faire allusion à ce Rebis :

" Si vous avez trouvé l'unité de l'Unique, déchirez les pages du Livre et laissez-les s'envoler dans le vent en fredonnant une joyeuse chanson.

Sinon ne les quittez ni le jour ni la nuit jusqu'à ce qu'elles pénètrent votre entendement, et jusqu'à ce qu'elles vous mènent à la boue qui ne mouille et qui ne salit rien "10.

Regnum caelorum, notitia Scripturarum, « Le royaume des cieux, c'est la connaissance des Écritures », disait Bède le Vénérable (672-735)11. L'homme exilé du royaume des cieux12 a toujours tendance à interpréter l'enseignement littéral de l'Écriture selon un sens conforme à sa nature déchue, et non selon le sens vrai de la lettre vivifiée par l'Esprit :

" Voilà pourquoi tout scribe devenu disciple du royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux "13 (Matthieu XIII, 52).

Louis Cattiaux écrit :

" Aucune parole d'Écriture sainte ne contredit en fait la parole d'une autre Écriture sainte. Ainsi Dieu apparaît multiple en personnes, mais il est cependant unique en acte et en repos, comme étant l'Être par excellence, c'est-à-dire le Premier et le Dernier en tout.

Il nous faut donc connaître toutes les Écritures saintes et les étudier jusqu'à ce que nous ayons découvert l'identité première et dernière de la parole inspirée. « Penser à Dieu et méditer sur sa création, c'est prier et louer Dieu » "14.

LES QUATRE SENS DE L'ÉCRITURE SELON LES CABALISTES HÉBREUX

En hébreu, le « paradis » se dit PaRDeS (sdrp), littéralement : « verger d'orangers ». Le mot pardes est employé comme une abréviation des quatre interprétations de la Torah, c'est-à-dire la Loi de Moïse. Chaque consonne de ce mot indique une de ces interprétations :

p pour pechat (t>p) : le sens littéral.
r pour remets (zmr) : le sens allégorique.
d pour derachah (h>rd) : l'interprétation talmudique (les règles de conduite).
s pour sod (dws) : le sens secret15.

Le paradis est donc pour les cabalistes l'union des quatre sens dans le dernier, le sens secret.

LES QUATRE SENS DE L'ÉCRITURE SELON LES PÈRES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE

" Littera gesta docet, quid credas allegoria, 
Moralis quid agas, quo tendas anagogia "16.

« La lettre enseigne l'histoire ; l'allégorie, ce à quoi tu crois ; le sens moral, ou tropologique17, ce que tu fais ; l'anagogie18, ce vers quoi tu tends ». Ces célèbres vers cités par Nicolas de Lyre (XIVe siècle), résument toute l'exégèse des Pères de l'Église.

" Comme un vieil auteur le dit des quatre degrés de la contemplation, on doit dire de ces quatre sens qu'ils sont liés entre eux comme les anneaux d'une chaîne unique [...].

Chacun d'eux possède une force propulsive, en sorte que l'un conduit à l'autre [...]. « La parole de l'histoire » est achevée par « les sens de l'allégorie », et à leur tour « les sens de l'allégorie » inclinent d'eux-mêmes « à l'exercice de la moralité ». On passe d'un mouvement naturel et nécessaire « de historia ad allegoriam, et de allegoria ad moralitatem »19. L'allégorie est en vérité la vérité de l'histoire ; celle-ci, demeurant seule, serait incapable de s'achever intelligiblement ; l'allégorie l'achève en lui donnant tout son sens. Le mystère que l'allégorie découvre de la sorte ne fait lui-même qu'ouvrir un nouveau cycle ; en son premier temps, il n'est qu'un « exorde » ; pour être pleinement lui-même, il lui faut doublement s'achever. D'abord il s'intériorise et produit son fruit dans la vie spirituelle, dont traite la tropologie ; puis cette vie spirituelle doit s'épanouir au soleil du royaume, en cette fin des temps qui fait l'objet de l'anagogie [...] ".

Chaque sens tend à l'autre comme à sa fin. Ils sont donc plusieurs, mais ils ne font qu'un20.

LA LETTRE ET L'ESPRIT DANS LA TRADITION ISLAMIQUE

Henry Corbin écrit dans son oeuvre dédiée à l'islam iranien21 :

" [...] L'exégèse symbolique spirituelle s'attache au maintien simultané de la lettre et de son sens caché (le zhâhir et le bâtin), car c'est à cette condition que l'apparence littérale devient transparente d'un autre monde. Mais cette transparition ne se produit que par l'écran de la lettre.

[...] Les livres saints racontent des événements dont la « geste extérieure » (le zhâhir ) se présente comme accomplie dans le passé ; ils mettent en scène des personnages, des faits et des gestes, des figures du passé. Il faut cependant que ces événements et ces êtres aient un sens différent de celui qu'ils auraient, s'ils figuraient simplement des événements du « passé », des événements enregistrés dans les chroniques.

[...] Mohammad Bâqir 22 déclarait avec force à ses familiers : « Si la révélation du Qôran n'avait de sens que par rapport à l'homme ou au groupe d'hommes à l'occasion desquels tel et tel verset furent révélés, alors tout le Qôran aujourd'hui serait mort. Non pas ! Le Livre saint, le Qôran, est vivant, jamais ne meurt ; ses versets s'accompliront chez les hommes de l'avenir, comme ils se sont accomplis chez ceux du passé ».

[...] L'exclamation nietzschéenne « Dieu est mort » n'annonce que la mort de celui qui la profère. "


1. Remarquons que « gramme » (unité de poids) vient curieusement du même mot ; c'est le scrupulum latin (vingt-quatrième partie de l'once), qui signifie « petit caillou ».
2. Certains traducteurs ont utilisé le verbe « parfaire » pour traduire le mot grec plhrÒw, qui signifie pourtant « remplir », « réaliser », « accomplir ».
3. En hébreu la lettre iod (y), rendue par le iota (i) grec, est la plus petite des lettres. Un trait, c'est un accent ou une partie de lettre.
4. En grec, grammateÚj, « scribe », procède de gr£mma, « lettre » ; en hébreu, on dit sopher, du verbe saphar (rp>), « écrire ». Les scribes étaient spécialement voués à l'étude et à l'interprétation de la lettre, c'est-à-dire de la Loi mosaïque.
5. Origène, un des plus grands exégètes ou commentateurs chrétiens, naquit à Alexandrie en 185 et mourut à Tyr en 253.
6. Cité par H. de Lubac dans L'Exégèse médiévale, Aubier-Montaigne, Paris, 1959, t. I, p. 336.
7. Sepher hazohar, op. cit., II, 56a.
8. Ou « chose double ».
9. In De Spiritu Sancto, cité par H. de Lubac, L'Écriture dans la tradition, Aubier-Montaigne, Paris, 1960, p. 234.
10. MR XXIII, 57 et 57'.
11. Cité par H. de Lubac, L´Écriture dans la Tradition, op. cit., t. I, p. 196.
12. Le « royaume des cieux » semble correspondre à ce que représente malkout (twklm), la dernière des sephirot hébraïques.
13. « Du neuf et du vieux » : la révélation nouvelle et les révélations anciennes.
14. MR XV, 50 et 50'.
15. Cf. G.-G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, op. cit., pp. 69 et ss.
16. Ibidem, p. 73 et aussi cf. H. de Lubac, L'Exégèse médiévale, op. cit., p. 23.
17. Du grec trÒpoj, « direction », « manière ». Le sens moral est donc celui qui concerne la conduite et l'action dans la vie spirituelle.
18. Du grec ¢nagwgÒj, « qui conduit en haut ». Ce dernier sens correspond au sens secret des cabalistes.
19. « De l'histoire à l'allégorie, et de l'allégorie à la moralité ».
20. H. de Lubac, L'Écriture dans la tradition, op. cit., pp. 276 à 279.
21. H. Corbin, En Islam iranien, op. cit., vol. I, pp. 153, 135 et 137.
22. Cinquième imam, mort en l'an 733.

Imprimer